Une démographie mouvante. «
Au total, un million et demi de réfugiés et de déplacés syriens sont rentrés chez eux au cours de ces derniers mois », a dévoilé le ministère russe de la Défense, dans un communiqué publié mercredi 7 novembre. Au milieu des ruines, les opérations du retour se poursuivent progressivement sur le terrain, alors que les négociations sur l’avenir de la Syrie piétinent toujours. Il s’agit d’un mouvement de migration inverse mené par ces réfugiés qui forment, selon l’Agence des Nations-Unies pour les réfugiés (HCR), «
la plus importante population de réfugiés d’un seul conflit en une génération ». En fait, le conflit syrien, qui dure depuis plus de 7 ans, a forcé 5,6 millions de personnes de fuir dans les pays voisins et en Europe, et a également fait 6,6 millions de réfugiés à l’intérieur du territoire syrien. La Turquie accueille le plus grand nombre de Syriens enregistré par le HCR, soit plus de 3,3 millions. Viennent ensuite le Liban (1,5 million) et la Jordanie (650000) (voir page 4).
Initiative russe
L’heure du retour a-t-elle sonné? Faut-il attendre une solution politique au conflit syrien pour obtenir le retour sécurisé des réfugiés chez eux? Une polémique qui divise actuellement les acteurs internationaux du conflit syrien, surtout la Russie et les pays occidentaux. D’ailleurs, sans attendre la conclusion d’une solution politique comme le préconise la communauté internationale, la Russie a annoncé en juillet un plan de retour à court terme de 1,7 million de réfugiés, dont 890000 pourraient rentrer du Liban, 300000 de la Turquie et 200000 des pays de l’Union européenne. Cette initiative russe, accueillie très positivement par la Jordanie comme par le Liban, aussi bien que par les réfugiés syriens eux-mêmes, puisque, selon le HCR, 88 % des Syriens au Liban ont affiché leur volonté de retourner chez eux, a imposé un fait accompli sur le terrain: le processus du retour a bel et bien démarré. Des commissions mixtes de coordination ont été vite créées entre le gouvernement syrien et les pays voisins pour faciliter le rapatriement des réfugiés syriens. La Syrie a également ouvert ses postes-frontières et son espace aérien avec ses voisins. De plus, un centre d’accueil de réfugiés en Syrie et une dizaine de points de passage étaient mis en place. Les agences de presse rapportent presque les mêmes images du parcours de rapatriement de réfugiés, notamment ceux provenant du Liban et de la Jordanie: Les réfugiés sont massés dans des points de rassemblement avant d’être acheminés en Syrie dans des bus affrétés par le régime syrien, via les postes-frontières. Des représentants du HCR et d’ONG se trouvent sur place pour surveiller l’opération.
Un choix volontaire mais inévitable
Selon Nourhan Al-Cheikh, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire, beaucoup de réfugiés choisissent aujourd’hui « le retour volontaire », pour s’échapper des conditions dramatiques de l’exil. Les pays frontaliers voient actuellement d’un autre oeil la présence de ces réfugiés sur leurs sols. Pour eux, elle représente un lourd fardeau pour l’économie et une menace pour la structure sociale. En outre, les aides internationales promises par la communauté internationale pour les pays hôtes se dégradent de plus en plus. Le Liban n’a reçu en 2017 que 27% des aides promises. En Jordanie, l’Unicef vient de fermer les portes de nombreux centres d’éducation fréquentés par des enfants réfugiés syriens. En Europe, le contexte est également défavorable. A partir de 2015, les réfugiés syriens se dirigent majoritairement vers l’Europe contribuant avec les réfugiés et les migrants venant d’autres pays à engendrer une grave crise migratoire. Ce flux de réfugiés qui ne cessent d’augmenter a poussé beaucoup de pays européens à amender ses politiques de l’immigration. Il a également contribué à la montée en puissance de l’extrême droite en Europe, qui adopte un langage anti-réfugié (voir page 3).
Messages rassurants
Le régime syrien, pour sa part, ne cesse pas d’émettre « des messages rassurants » pour encourager les réfugiés à rentrer, comme l’explique Abou-Bakr Al-Dessouqi, chercheur au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram. « La porte est grand ouverte » et « Toutes les conditions sont désormais réunies pour le retour volontaire des réfugiés syriens à l’étranger », a lancé, comme un appel au retour, le chef de la diplomatie syrienne, Walid Al-Mouallem, depuis la tribune des Nations-Unies à New York, en septembre dernier. Un mois après, en octobre, le gouvernement syrien a décrété une amnistie générale pour ceux qui n’ont pas accompli leur service militaire obligatoire, qui a été auparavant l’une des conditions pour avoir le droit de rentrer en Syrie. La promulgation en avril du « décret 10 » ou la loi de « renouveau urbain », qui va déboucher sur des expropriations de masse pour construire des projets immobiliers, a incité aussi beaucoup de réfugiés motivés par la crainte de dépossession à retourner chez eux.
Selon Nourhan Al-Cheikh, « il est vrai que le retour se fait jusqu’à présent au compte-goutte, mais c’est normal. Le retour total ne se fera pas du jour au lendemain. C’est un long processus. On est juste au début ». Pour Nourhan Al-Cheikh, la vague des retours donne un bon indice de stabilité et du retour à la vie normale en Syrie, non pas seulement à Damas, qui se trouve à l’abri dès les premiers jours du conflit, mais aussi dans d’autres villes et régions syriennes. Et d’ajouter que le retour des réfugiés renforcera davantage la légitimité du régime syrien, qui contrôle déjà plus de 90% des territoires et « remplira le vide pour rater toute occasion aux groupes terroristes de s’y installer de nouveau ».
Les défis du retour sont pourtant nombreux pour assurer un retour sécurisé et durable, comme l’explique Hassan Abou-Taleb, conseiller au CEPS. Plusieurs questions se posent quant à savoir si la capacité du gouvernement syrien, affaibli par de longues années de guerre, pourrait assumer le minimum des services de base, afin d’offrir des conditions de vie durables aux Syriens retournés, et si ce retour sera durable et que les Syriens retournés participeront à la reconstruction de leur pays ou choisiront de nouveau le chemin de départ. Toutefois, Abou-Taleb pense que la situation sécuritaire reste relativement précaire tant que la bataille d’Idleb risque d’éclater à n’importe quel moment. Selon l’Onu, cette bataille, une fois déclenchée, « pourrait faire jusqu’à 800000 déplacés parmi les civils qui vivent déjà dans des conditions précaires ».
Le changement de la structure démographique est un autre défi de taille, avance Nourhan Al-Cheikh. « Je pense qu’il n’y aura pas de changement radical dans la répartition géographique de différentes sectes de la population syrienne, que ce soit sunnite, alaouite ou kurde, mais c’est plutôt le nombre de Syriens retournés qui déterminera le poids relatif de chaque secte dans l’avenir. Il est maintenant difficile de le prévoir vu la fluidité de la carte démographique de la Syrie », explique Nourhan Al-Cheikh.
Et la reconstruction ?
Le défi de la reconstruction est un autre enjeu-clé. Pour permettre «le retour à grande échelle »des réfugiés, il faut reconstruire la Syrie. La Russie et le régime syrien réclament une aide internationale pour entamer la reconstruction, qui pourrait coûter, selon la Banque mondiale, plus de 300 milliards de dollars. Selon Hassan Abou-Taleb, une controverse internationale bat son plein autour du processus de la reconstruction. Trois problématiques s’imposent : d’oùcommencer ? Combien ça coûte ? Et quelle est la durée requise pour accomplir ce processus ?
«L’initiative russe pour le retour des réfugiés, perçue par méfiance par la communauté internationale, a compliqué davantage la situation. Les Occidentaux et les Etats-Unis ont conditionné leurs contributions dans le processus de la reconstruction à la conclusion d’une solution politique globale qui devrait être parrainée uniquement par l’Onu et ses organes. C’est-à-dire, en d’autres termes, que la reconstruction de la Syrie doit dépendre d’un projet de règlement international et non pas syrien », explique Abou- Taleb. Des considérations politiques
entrent ainsi en jeu et jettent leur ombre sur ce dossier humanitaire, comme l’explique Safinaz Ali, spécialiste des affaires syriennes au CEPS. Pour les Européens, la carte du retour a deux faces : l’une sécuritaire et l’autre politique. Si le retour des réfugiés àleur pays va alléger la crise migratoire de l’Europe, donner par contre le feu vert aux flux d’investissements pour la reconstruction de la Syrie sera un aveu clair et net que la vision russe concernant le règlement du conflit syrien est sortie victorieuse.
Parvenir àun règlement politique crédible et reconstruire ce pays en ruine constitueront certes des facteurs incitateurs pour le retour de nombreux réfugiés. Mais l’enjeu le plus difficile reste celui de la reconstruction de la cohésion du tissu social après plus de 7 ans de guerre.
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