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Tripoli, otage de ses milices

Aliaa Al-Korachi et Ghada Ismaïl, Lundi, 10 septembre 2018

Les affrontements entre milices, qui ont secoué pendant une semaine la capitale libyenne, Tripoli, avant qu’un cessez-le-feu n’ait été conclu le 4 septembre, ont dévoilé la fragilité du GNA et la quasi-impossibilité de mettre en place la feuille de route de l’Onu.

Tripoli, otage de ses milices
(Photo:AFP)

« La ville se trouvait au bord d’une guerre totale ». C’est ce qu’a déclaré Ghassan Salamé, chef de la mission onusienne en Libye, en présentant son rapport au Conseil de sécurité sur les affrontements sanglants entre les milices, qui ont secoué la capitale Tripoli pendant une semaine avant qu’un accord de cessez-le-feu n’ait été conclu le 4 septembre. L’émissaire a aussi sonné l’alarme : « Le statu quo en Libye est intenable », « Le pays risque de devenir un repaire de terroristes de tous bords ». Le bilan humain a été lourd : les affrontements ont fait 61 morts et près de 160 blessés et ont déplacé plus de 1 800 familles.

Tout a commencé le 26 août dernier, quand les bruits des fracas des armes lourdes et du déploiement des tanks et d’artillerie dans les rues retentissaient de nouveau à Tripoli, brisant ainsi le « calme de façade » qui régnait depuis mai 2017. Un état d’urgence a été tout de suite décrété à Tripoli et ses environs. Les combats opposaient des milices tripolitaines liées au Gouvernement d’union nationale (GNA), reconnu par la communauté internationale et basé dans la capitale, à la 7e Brigade, une milice provenant de la ville de Tarhounah située à 60 km au sud-est de Tripoli (voir page 3). C’est en fait la 7e Brigade qui a donné l’assaut, sous le slogan de mener une « opération de libération » afin de « nettoyer Tripoli des milices corrompues ».

D’autres milices armées sont venues notamment de Misrata, cette ville à 200 km à l’est de Tripoli, rejoindre à leur tour les combats contre les milices pro-GNA, en affirmant défendre la même cause que la 7e Brigade. Les affrontements faisaient rage, et le GNA appelait à la rescousse un groupe armé de Zenten et une « brigade antiterroriste » qui avait combattu Daech à Syrte en 2016, à s’interposer entre les camps rivaux. Les internautes n’ont pas tardé à ironiser, comme le rapporte l’AFP : « Tous convergent vers la capitale. Désormais, c’est le Championnat des milices de Libye qui se joue à Tripoli ».

Calme prudent

Une semaine après, les armes se taisent. Les milices retournent à leur caserne après l’annonce de la mission de l’Onu de parvenir à un cessez-le-feu. L’aéroport international de Mitiga à Tripoli rouvre une autre fois ses portes. Un calme prudent revient à la ville, mais la tension persiste toujours. Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est libyen et à la tête de l’armée nationale libyenne, « se dit prêt à marcher vers Tripoli, en temps opportun, pour libérer la ville des milices ». Et le 6 septembre dernier, le GNA attribue à Fayaz Al-Sarraj les prérogatives du ministre de la Défense.

Rien de rassurant pourtant. « La situation dans l’ouest est très fragile. Et le risque de s’exploser à n’importe quel moment existe tant que les arrangements sécuritaires cités par l’accord de Skhirat, signé fin 2015 au Maroc sous l’égide de l’Onu et dont est issu le GNA, font toujours défaut », dit Mona Solimane, chercheuse au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques d’Al-Ahram (CEPS). Ces arrangements prévoient de débarrasser les grandes villes des armes lourdes, de démanteler les groupes armés et d’intégrer les miliciens dans des forces de sécurité régulières. « La géographie militaire de la capitale est en train de se recomposer. Et une chose est certaine. Tripoli, après le 26 août, ne serait pas comme avant », précise-t-elle.

En fait, ce n’est pas la première fois que Tripoli est sujet à la geurre des milices. Depuis 2011, Tripoli se trouve au centre d’un conflit acharné entre milices en quête de la domination de la capitale. Selon Kamal Abdallah, expert en affaires libyennes, au CEPS, l’assaut lancé par la 7e Brigade a pris comme justification de « contrer la domination du cartel de Tripoli qui a infiltré les institutions de l’Etat, et qui jouit d’un soutien financier et politique de la part des forces locales, régionales et internationales ». Et d’ajouter : « Ces avantages dont jouissent notamment les milices de Tripoli ont contribué à la transformation de ses dirigeants en des riches au moment où le pays traverse une grave crise économique due à la corruption généralisée et au vol systématique des ressources de la Libye ».

Cependant, le risque réside dans le fait que ce processus pourrait inciter d’autres groupes en dehors de la capitale pour mettre un pied à Tripoli, en quête d’une partie du gâteau. Selon un rapport récent intitulé « Capitale des milices », publié par Small Arms Survey, une ONG spécialisée dans l’analyse des conflits et basée à Genève, a estimé que « les grandes milices tripolitaines se sont transformées en réseaux criminels à cheval sur la politique, les affaires et l’administration ».

Les affrontements de Tripoli ont dévoilé également que le silence des armes, qui prévalait dans la capitale pendant les dix-huit mois derniers, n’était pas « un indice de stabilité », comme l’explique Malek Awny, directeur de rédaction de la revue Al-Siyassa Al-Dawliya. « Au cours de cette période, ces milices s’étaient mises à reconstruire leur force militaire. L’entrée en scène de nouvelles milices à Tripoli rend la situation de plus en plus confuse, d’autant plus que la loyauté de la 7e Brigade, que ce soit au gouvernement de Tripoli ou à Haftar, reste toujours inconnue », dit Awny. Et d’ajouter : « La 7e Brigade devient désormais un acteur dans l’équation politique et sécuritaire de l’ouest de la Libye ».

Les élections compromises

Awny estime que les événements de Tripoli ont révélé également « la fragilité du GNA », qui, depuis son installation à Tripoli en mars 2016, n’a réussi jusqu’à présent ni à unifier ces milices, ni à présenter un projet pour les démilitariser, ou à créer une force alternative capable de les réprimer. Par contre, « le GNA instrumentalise la présence de ces milices sur la scène pour créer un état de faiblesse permanent dans la capitale, Tripoli », explique Awny. Ces agissements suscitent également « des doutes autour de la validité du GNA », comme ajoute l’expert, « d’être un vrai acteur dans tout règlement politique futur pour la crise libyenne, ou de sceller un partenariat avec l’est, précisément avec le maréchal Khalifa Haftar, afin d’instaurer la stabilité dans le pays ». En fait, le paysage à l’est est plus stable, et le contrôle total de cette région est assuré par l’armée nationale libyenne dirigée par Haftar.

En outre, ces affrontements, comme l’explique Abdallah, « ont remis en question la possibilité du succès de la feuille de route onusienne » qui prévoit la tenue des élections législatives et présidentielle avant la fin de l’année. « Dans la conjoncture actuelle, il serait impossible d’organiser des élections transparentes, surtout à Tripoli où ces milices d’idéologies différentes possèdent, chacune, ses propres zones d’influence », estime Awny. Les perspectives de la tenue de ces élections sont de plus en plus lointaines, d’autant plus que les membres du parlement de Tobrouk n’arrivent pas à s’entendre jusqu’à présent sur « la loi électorale », qui devrait être adoptée avant le 16 septembre 2018, comme le prévoit l’accord de Paris.

Certes, les événements récents de Tripoli « changeraient les rapports de force et les alliances sur le terrain, mais il est difficile de prévoir maintenant si ces changements iraient dans le bon sens ou pas. En revanche, ce qui est clair c’est que la situation sécuritaire de Tripoli est plus fragile que jamais. Et c’est d’ici que la guerre pourrait à nouveau déclencher », conclut Abdallah .

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