Al-Ahram Hebdo : Ce n’est pas la première fois que l’Iran doit faire face à des sanctions, peut-il s’y adapter comme il l’a fait auparavant ? Ou bien la conjoncture interne et externe a-t-elle changé ?
Sameh Rashed : Les Iraniens ont généralement une grande capacité d’adaptation. L’histoire de l’Iran consiste en une longue série de guerres et de conflits. Cependant, la conjoncture a changé. Les nouvelles sanctions commencent là où les sanctions précédentes ont pris fin. En d’autres termes, lorsque les sanctions ont commencé en 1979, l’économie iranienne était au sommet de sa force et disposait de divers outils et ressources. Par contre, l’économie iranienne est aujourd’hui épuisée. Mais en contrepartie, l’Iran bénéficie de gains stratégiques régionaux réalisés au cours des dernières années, alors qu’il était dans son état politique le plus faible lorsqu’on lui a imposé des sanctions après la Révolution. A l’époque, Téhéran menait une guerre acharnée contre l’Iraq et affrontait un isolement régional et international. La République islamiste pariait seulement sur ses relations avec les forces socialistes comme l’Union soviétique, la Chine, la Corée du Nord et Cuba. A cette époque aussi, l’Iran ne s’était pas encore infiltré dans les pays arabes comme c’est le cas aujourd’hui. Dans l’ensemble, le défi est plus difficile pour Téhéran, et sa capacité à surmonter les effets des sanctions est beaucoup plus faible sur le plan économique, même si le pays est mieux sur le plan politique.
— Quelles seront les répercussions des sanctions sur l’avenir du régime iranien, surtout avec les protestations internes et la crise économique ?
— L’expérience des pays qui ont connu des sanctions révèle que l’impact de celles-ci sur la cohérence des régimes au pouvoir est relativement limité. Elles peuvent conduire à plus de solidarité et de soutien populaire au régime. Malgré les protestations et les manifestations dans plus d’une région en Iran, elles ne représentent pas de menace réelle pour la stabilité du régime. La mentalité du régime iranien est très pragmatique, et il est tout à fait probable que le régime réussisse à contenir les protestations en combinant répression et apaisement associés à une flexibilité externe, afin d’alléger le fardeau des sanctions.
— Quel sera l’impact des sanctions sur le poids régional de l’Iran ?
— Les sanctions affecteront l’influence régionale de l’Iran vu le manque de ressources qu’il instrumentalise dans ses interventions régionales. Il sera donc difficile pour l’Iran de financer ses interventions en Syrie et au Yémen et d’aider ses alliés en Iraq et au Liban. De plus, sa capacité à influencer les cours mondiaux du pétrole va nécessairement diminuer. Parallèlement, le programme nucléaire iranien sera ralenti et pourrait même s’arrêter pour un certain temps non pas pour des raisons économiques, mais plutôt pour des considérations politiques, jusqu’à ce que cette crise passe.
— Quels sont donc les choix de l’Iran pour faire face aux sanctions américaines ?
— L’Iran peut avancer sur deux voies pour faire face aux sanctions. La première est la voie économique. Il s’agit pour l’Iran d’une voie défensive qui consiste à avoir recours à ses principaux alliés tels que la Chine, le Venezuela et l’Iraq, ou à d’autres pays qui ne sont pas ses alliés mais qui ont des intérêts importants avec l’Iran, comme la Turquie, l’Inde et Oman. Sans oublier l’Union européenne.
La deuxième voie est une voie politique, l’Iran possède des cartes offensives influentes. Il a une large influence en Iraq. Il a une présence militaire directe en Syrie et indirecte au Yémen. Et il a des agents dans tous ces pays, et surtout au Liban par le biais du Hezbollah. Bref, l’Iran est capable de déranger Washington et de brouiller ses calculs dans les crises et les dossiers régionaux.
— Dans quelle mesure la Turquie, la Chine et la Russie peuvent-elles soutenir le régime iranien après les sanctions ?
— Les positions de ces pays ne sont pas les mêmes … La Russie est ce que l’on appelle un allié global de l’Iran. Il existe entre eux une coordination économique, militaire et politique ainsi qu’un manque de confiance en l’Occident, surtout les Etats-Unis. Par ailleurs, la Chine est un allié économique et dans une certaine mesure, un allié militaire mais pas un allié politique, car Pékin ne s’implique pas dans les crises des autres pays. Pour ce qui est de la Turquie, la relation entre les deux pays est basée exclusivement sur les intérêts. Par ailleurs, il existe de nombreux différends entre les deux pays. Bref, il est dans l’intérêt des trois pays d’aider Téhéran à éviter les sanctions et même à les contourner. En d’autres termes, la Turquie représentera une arrière-porte pour le commerce iranien, la Chine assurera le flux du pétrole iranien et la Russie maintiendra son allié régional.
— Comment comprenez-vous la stratégie de Trump face à l’Iran ?
— Trump n’a pas de conceptions claires des menaces. C’est ainsi qu’il ne voit aucun problème à menacer la Corée du Nord puis à rencontrer son président quelques semaines plus tard et à conclure un accord avec lui. Il en est de même pour l’Iran. Cependant, il applique chaque fois la même tactique, celle du troc. On ne peut écarter l’éventualité que les deux parties entament des négociations, même non déclarées, avec une participation européenne pour modifier l’accord nucléaire. Je pense que l’Iran cherchera à gagner du temps jusqu’à la prochaine élection présidentielle américaine en 2020.
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