«
La Porte des pleurs » ou Bab Al-Mandab, ce détroit situé entre l’océan Indien et la mer Rouge est actuellement sous le feu des projecteurs. C’est autour de ce couloir, qui tire son nom des dangers relatifs à sa navigation, que les zones de tensions ne cessent de s’élargir. Le tout a commencé le 26 juillet dernier, quand une attaque de missiles menée par les Houthis a ciblé deux pétroliers saoudiens en mer Rouge. Suite à cette attaque, qui n’était pas la première menée contre des cibles saoudiennes (voir chronologie), une escalade de rhétorique guerrière est déclenchée de tous bords, jetant ses ombres sur la mer Rouge, où transitent environ 40 % du commerce mondial. Le lendemain de l’attaque, la nouvelle la plus retentissante était la décision prise par l’Arabie saoudite, premier exportateur du pétrole dans le monde, de suspendre «
temporairement » les exportations de pétrole brut par le détroit de Bab Al-Mandab jusqu’à ce que «
le trafic maritime dans la zone soit jugé plus sûr ». Quelques heures après cette annonce, et en utilisant les mêmes termes «
la mer Rouge n’est plus sûr », le général Qassem Soleimani, chef des Gardiens de la Révolution, a averti en s’adressant au président américain : «
Auparavant, la mer Rouge était sécurisée, elle ne l’est plus aujourd’hui pour les Américains », avant de menacer une énième fois de fermer le détroit d’Ormuz, si les exportations de pétrole iraniennes sont bloquées par les sanctions américaines.
Large de 40 km, le détroit d’Ormuz est une route commerciale vitale où transitent environ 30 % du pétrole brut mondial. Le 1er août, Israël, en quête toujours de faire partie d’une équation proche-orientale, entre aussi en jeu, en avertissant, selon les termes de son premier ministre, Benyamin Netanyahu : « Si l’Iran essaie de bloquer le détroit de Bab Al-Mandab, il se retrouvera face à une coalition internationale déterminée à l’empêcher de le faire et cette coalition inclura également l’Etat d’Israël et toutes ses armes ». Du côté iranien, la tension monte aussi d’un cran. Dans une démonstration de force de ses capacités navales, l’Iran a avancé le calendrier de ses opérations navales prévues en février prochain. Et avec la participation de plus de 100 navires, il a conduit, le 3 août, des manoeuvres navales dans le détroit d’Ormuz. En fait, cette manoeuvre militaire est intervenue trois jours seulement avant le retour des sanctions américaines contre Téhéran.
L’Iran en toile de fond
Tous ces incidents constituent une menace pour le trafic du commerce mondial, notamment pétrolier, dans ces deux passages les plus stratégiques dans le monde, Bab Al-Mandab et Ormuz, où transitent environ 17 millions de barils de pétrole par jour. Les risques de la perturbation du trafic dans la mer Rouge, déjà instable à cause du conflit au Yémen, augmentent de plus en plus. La question qui se pose est donc : se dirige-t-on vers « une guerre de détroits » ? Selon Malek Awni, spécialiste des affaires régionales et directeur de rédaction de la revue Al-Siyassa Al-Dawliya, « les détroits deviennent l’un des points les plus sensibles et les plus influents » dans de nombreuses crises régionales. « L’entrée des passages maritimes sur la ligne du feu est un tournant décisif dans les conflits croissants qui opposent maintenant l’Iran aux Etats-Unis, Israël et les pays du Golfe », dit Awni, avant d’ajouter : « On est dans une nouvelle phase de confrontation. Auparavant, les eaux de la mer Rouge étaient à l’abri des combats qui sévissent à l’intérieur du Yémen, il y a quatre ans, entre la coalition arabe et les Houthis, soutenus par l’Iran ».
Dalal Mahmoud, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire, pense, quant à elle, que « la boussole du conflit s’est tournée vers la mer Rouge tout de suite, après le retrait américain de l’accord nucléaire ». Le premier ministre iranien, Javad Zarif, en tournée diplomatique en Europe et en Chine, quelques heures après le retrait de Trump de l’accord, a menacé que le blocage des exportations pétrolières iraniennes voudrait dire que toute autre exportation pétrolière via la mer Rouge serait également bloquée. « En alimentant la tension en mer Rouge, Téhéran veut émettre des messages clairs aux Américains : il se trouve sur tous les fronts et il a tous les pouvoirs de bloquer l’exportation du pétrole non seulement du détroit d’Ormuz, mais aussi de Bab Al-Mandab ».
Des menaces, sans plus
En fait, la suspension de Riyad de l’exportation du pétrole via ce passage pendant une semaine, avant de la reprendre samedi 4 août, a eu des échos immédiats sur le marché du pétrole, en faisant grimper les prix des transports pétroliers. Pourtant, selon Dalal Mahmoud, si l’Iran réussissait « à influencer la scène, il ne pourrait pour autant la dominer ». Avis partagé par Ahmad Kamel Al-Béheiri, spécialiste des affaires de sécurité régionale, qui explique que l’Iran ne pourrait pas aller plus loin dans ses menaces. Et que c’est tellement exagéré de dire que la tension actuelle pourrait se transformer en un conflit plus large en mer Rouge. « Même si Téhéran possède un atout géostratégique, en ayant trois accès maritimes au Golfe arabe, au détroit d’Ormuz et à la mer d’Oman, qui peut lui permettre de faire face à Washington, l’affaire de fermer le détroit d’Ormuz ne sera pas du tout une affaire simple. Perturber la navigation ou dégénérer les tensions en mer en un conflit armé est une affaire interdite, notamment dans cette partie du globe. Et ceci, pour plusieurs raisons », dit le spécialiste.
Premièrement, la mer Rouge est sécurisée grâce à la présence des forces militaires non négligeables qui encerclent ce passage ayant en tête les forces navales égyptiennes. Pour l’Egypte, Bab Al-Mandab, qui donne accès au Canal de Suez, constitue une ligne rouge pour la sécurité nationale du pays. De même, la puissance de la marine américaine en mer Rouge n’est pas négligeable. En outre, perturber le trafic dans cette voie navigable aurait aussi de conséquences très lourdes, notamment sur le marché pétrolier.
Les tarifs du transport pétrolier pourraient augmenter aussi bien que les prix des marchandises et leurs droits d’assurance, ce qui nuira aux intérêts du monde entier. « Cette région a connu des menaces différentes en 2008 quand la piraterie somalienne était en pleine expansion. La France et l’Allemagne ont vite dépêché des navires militaires pour mettre fin à ce phénomène », raconte Al-Béheiri, avant d’ajouter : « Les Occidentaux ne permettront guère que la situation se détériore et ne laisseront non plus cette zone aller vers un conflit de détroits ». En outre, fermer le détroit d’Ormuz constituerait une violation du droit international et de la Convention des Nations- Unies sur le droit de la mer de 1982, qui assure le « droit de transit » de tous les Etats, même dans les eaux territoriales d’autres pays.
Vers un compromis ?
Mais dans quelle phase du conflit est-on donc ? Selon Dalal Mahmoud, Toutes les parties jouent les manoeuvres afin de tirer le plus de profits possible.
Et tous les scénarios sont encore prévisibles. La politologue pense qu’« on est à l’apogée du conflit qui devrait mener vers un certain compromis ». Les déclarations récentes de Trump pouvaient aller dans ce sens. Le 30 juillet, et à la grande surprise, Trump a proposé un dialogue avec l’Iran. En attaquant les navires saoudiens par les Houthis, « l’Iran tente de réduire l’intensité du conflit en transférant une partie des confrontations dans cette partie de la mer Rouge », dit Awni. Et d’ajouter : « La stratégie iranienne était donc de mener une guerre par procuration asymétrique, en ciblant la navigation internationale, et de créer une zone de tension en mer Rouge loin de son domaine vital, la région du Golfe arabe, pour éviter, d’un côté, la destruction de ses forces navales et de sceller, de l’autre côté, des compromis qui pourraient inclure des concessions aussi dans une région loin de ses milieux vitaux afin d’éviter les critiques ».
Pourtant, la question la plus importante s’impose toujours : est-ce que la libération de la ville portuaire de Hodeida sur la mer Rouge de l’emprise des Houthis peut affaiblir la mainmise iranienne sur la mer Rouge et assurer de l’autre côté le trafic maritime ? « Tant que tout règlement politique pour la crise yéménite fait défaut, les menaces persisteront toujours aux portes de Bab Al-Mandab, même si l’Iran perd la bataille de Hodeida », conclut Al-Béheiri.
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