Al-Ahram Hebdo : Pouvez-vous nous présenter brièvement l’IFAO et nous parler de vos activités ?
Laurent Bavay : L’IFAO est un centre de recherche dédié à l’étude des cultures qui se sont succédé en Egypte, depuis la préhistoire jusqu’à l’époque contemporaine. Ses activités portent bien sûr sur l’archéologie, mais il mène aussi des programmes de recherche en histoire, en philologie, sur l’architecture, la musique et son évolution, les études urbaines et bien d’autres sujets. Nous travaillons sur le patrimoine au sens large, qui ne se limite pas à l’archéologie. Un programme de recherche porte par exemple sur l’architecture du Caire moderne. Il s’appuie sur le fonds d’archives de Max Karkegi, un Egyptien cultivé qui avait rassemblé des documents illustrant les bâtiments du Caire depuis l’époque khédiviale à travers des cartes postales, des photos, des coupures de presse. A son décès en 2011, il en a fait don à la Bibliothèque nationale de France à Paris. Ces archives ont été le point de départ d’une recherche sur les transformations qui ont touché le tissu urbain du Caire de 1850 à 1950.
— Toutefois, malgré la diversité des programmes d’études de l’IFAO, l’archéologie semble occuper une place centrale ...
— La France est le premier partenaire de l’Egypte en matière d’archéologie, puisqu’elle possède trois centres de recherche installés de façon permanente dans le pays : l’Institut Français d’Archéologie Orientale (IFAO), créé en 1880, le Centre Franco-Egyptien d’Etudes des Temples de Karnak (CFEETK), créé en 1967, et le Centre d’Etudes Alexandrines (CEAlex), créé en 1990. Chacun de ces centres a ses missions propres. La France compte ainsi plus de 200 agents à titre permanent en Egypte opérant dans le domaine de l’archéologie. En termes de fouilles, l’IFAO intervient sur 32 chantiers répartis dans tout le pays : dans le Delta, la Vallée du Nil, le Désert oriental et le Désert occidental. Chacun des chantiers constitue un projet indépendant, avec un chef de mission et une équipe qui a des objectifs précis en fonction des sites. A l’IFAO, ce que nous cherchons à faire à travers notre programmation scientifique, c’est justement de donner une cohérence aux résultats de ces missions. De nouvelles missions apportent des résultats très importants ; c’est le cas notamment de celle dirigée par Pierre Tallet à Ouadi Al-Jarf, qui a découvert en 2013 les papyrus de Chéops. C’est un exemple de découverte récente, qui a fait l’objet d’une large couverture médiatique auprès du grand public.
— Pourquoi cette découverte est-elle si importante ?
— Une découverte importante est une découverte qui nous apporte des réponses à des questions que se posent les scientifiques, qui vient donc renouveler nos connaissances grâce à de nouveaux documents. Ce sont parfois des détails qui n’intéressent pas directement le grand public, mais qui sont d’une très grande importance pour les spécialistes et les historiens. L’archéologie aujourd’hui, ce n’est pas une chasse au trésor ou aux objets spectaculaires. Trouver une superbe statue, c’est magnifique, mais parfois, quelques tessons de céramiques ou de petits fragments de papyrus peuvent nous apporter davantage de nouvelles informations. La découverte des papyrus de Chéops à Ouadi Al-Jarf, il y a 5 ans, a été une découverte très importante. Ils expliquent comment les blocs de calcaire étaient transportés, en bateau, depuis les carrières de Tourah jusqu’au chantier de la Grande pyramide de Chéops, à Guiza. A cette époque, on utilisait aussi beaucoup le silex qui servait à faire des outils de la vie quotidienne. Nous avons pour le moment une équipe qui travaille au Ouadi Sannur, situé à la hauteur du Fayoum, dans le Désert oriental, et qui présente d’énormes gisements de silex. L’étude de ces sites nous permet de comprendre comment était organisée l’exploitation des matières premières. C’est à travers de telles recherches qu’on arrive à reconstituer, par exemple, l’économie des sociétés du passé. L’archéologie d’aujourd’hui n’est pas coupée des préoccupations modernes. Dans le passé, les hommes ont rencontré des problèmes similaires aux nôtres : changements climatiques, pression démographique, approvisionnement en eau, etc. Ce qu’on cherche donc à comprendre, c’est comment, avec les moyens qui étaient les leurs à l’époque, ils ont répondu à ces situations et comment ils se sont adaptés. L’archéologie est donc fondamentale car elle apporte, sur des problèmes auxquels sont confrontées nos sociétés contemporaines, une perspective sur le temps long, un recul qui manque souvent dans les débats actuels.
— La bibliothèque de l’IFAO est l’une des plus riches au monde en matière d’égyptologie. Quoi de neuf ?
— L’objectif de notre bibliothèque est d’être exhaustive dans les domaines de l’égyptologie et de la papyrologie. Nous achetons donc toutes les nouvelles publications, dans toutes les langues. Cette année, la bibliothèque a reçu le label « Collection d’excellence », décerné par le ministère français de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. C’est une reconnaissance importante. Mais il est vrai que ce n’est pas nouveau, parce que la bibliothèque de l’IFAO a été reconnue depuis très longtemps comme l’une des meilleures au monde en matière d’égyptologie.
— Qu’en est-il des projets relatifs à la bibliothèque ?
— Depuis l’année passée, nous participons à un projet initié par la Bibliothèque nationale de France et intitulé « Bibliothèques d’Orient ». Il s’agit d’un portail regroupant sept bibliothèques françaises en Orient ; en Egypte, on compte l’IFAO mais aussi l’Institut dominicain d’études orientales, installé au Caire depuis 1953 et spécialisé dans l’islamologie, avec une bibliothèque riche de plus de 200 000 volumes, et le CEAlex. Mais nous participons aussi au projet de l’Institut français du Proche-Orient à Amman ou encore l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Le site est en ligne depuis septembre 2017 (http://heritage.bnf.fr/bibliothequesorient/fr/homepage) et il est présenté en arabe et en français. Le portail rassemble des documents rares et précieux conservés dans ces institutions, qui illustrent la relation entre l’Orient et la France. Nous avons, pour la première phase, sélectionné 300 documents dans notre bibliothèque et nos archives. Ce qui est intéressant, ce n’est pas seulement de « déverser » des milliers de documents, mais surtout de les éditorialiser : contextualiser, expliquer les documents en les accompagnant de textes brefs, rédigés par d’éminents spécialistes. Le portail est organisé par thèmes — les savoirs, la religion, les personnalités — et tous les documents de cette bibliothèque numérique sont proposés en haute résolution. Le projet est aussi l’occasion de valoriser notre patrimoine. Depuis 1880, l’IFAO a publié plus de 1 600 livres, dont 900 environ sont aujourd’hui épuisés. Pour « Bibliothèques d’Orient », nous avons commencé le travail de numérisation de titres épuisés. Nous allons poursuivre ce travail et notre objectif est de mettre à disposition sur notre site l’ensemble du catalogue des ouvrages publiés par l’IFAO.
— Quels sont les nouveaux projets de l’IFAO ?
— L’un de mes objectifs était de faire connaître nos activités auprès d’un public plus large, pas nécessairement des archéologues, mais des personnes intéressées par l’archéologie et le patrimoine égyptien. On voit parfois l’IFAO comme une tour d’ivoire réservée aux chercheurs. Or, nous sommes un service public et il est important de partager nos recherches avec le plus grand nombre. Nous avons donc développé plusieurs initiatives dans ce sens, qui sont relayées notamment par la page Facebook que nous avons lancée l’an dernier. Nous avons ainsi créé, en 2017 avec l’Institut Français d’Egypte (IFE), un cycle de conférences organisé 5 ou 6 fois par an et intitulé « Les rendez-vous de l’archéologie ». L’idée est d’inviter un chef de mission archéologique à présenter ses travaux au public ; ces conférences ne se donnent pas à l’IFAO mais à l’auditorium de l’IFE, où elles bénéficient d’une traduction simultanée vers l’arabe. Cette initiative rencontre un grand succès et attire un nouveau public. Nous avons aussi créé la Journée de l’archéologie française en Egypte, qui a eu lieu cette année le 9 mai, toujours avec l’idée de faire davantage connaître les activités de l’IFAO auprès du public. Ces conférences sont désormais enregistrées et diffusées sur notre page Youtube.
Une autre nouveauté, ce sont les Cours de l’IFAO. Il s’agit de cours d’égyptologie donnés par des membres scientifiques, tous docteurs en égyptologie. Le programme comprend six séances étalées sur un semestre et on accompagne ces cours d’une visite de l’IFAO et d’une visite au Musée du Caire autour du thème du cours. Cette offre est destinée surtout aux expatriés, dont beaucoup s’intéressent au patrimoine égyptien et ont envie d’en savoir plus. L’idée est d’offrir une initiation à l’Egypte Ancienne qui est accessible à tous et, en même temps, de très haute qualité.
— Comment se passe la coopération entre l’IFAO et le ministère des Antiquités ?
— Le ministre des Antiquités a fait de la formation des agents du ministère l’une de ses priorités. Dans cette perspective, nous organisons des formations dans tous les domaines, que ce soit la restauration, les fouilles ou la recherche. La semaine dernière, nous avons encore accueilli 8 conservateurs en provenance des grands musées pour un stage de formation en restauration. Nous avons par ailleurs une école de fouilles qui propose une formation à l’archéologie de terrain. Je pourrais encore énumérer bien d’autres formations, en archéométrie par exemple. Dans presque toutes les missions, il y a aussi des stagiaires des inspectorats locaux.
— Quels sont les défis auxquels fait face l’IFAO ?
— L’un des enjeux actuels de l’IFAO concerne la bibliothèque. Nous achetons chaque année près de 2 000 nouveaux volumes et la bibliothèque est aujourd’hui saturée. Un autre problème est celui de la sécurité. Les salles de la bibliothèque sont très belles, mais elles ne répondent plus aux normes de sécurité des usagers, avec des étagères jusqu’à 5 mètres de haut et des échelles pour accéder aux livres. Enfin, le poids de la bibliothèque représente un problème pour la structure du palais Mounira, qui n’a pas été prévue pour cet usage. Tout cela nous a amené à concevoir un nouveau projet. L’idée est de construire un nouveau bâtiment sur le terrain de l’IFAO pour accueillir la bibliothèque. L’avantage de cette solution est qu’elle nous permettra d’offrir un meilleur service aux lecteurs. Aujourd’hui, la bibliothèque est ouverte 5 jours par semaine, de 9h à 17h30, pour les chercheurs et les étudiants des universités, mais beaucoup demandent de venir les week-ends, alors que la bibliothèque est fermée. Ce n’est actuellement pas possible pour des raisons de sécurité. Mais avec un bâtiment spécifique, nous pourrons ouvrir la bibliothèque dans de meilleures conditions et, évidemment, de disposer de plus d’espace pour les livres. Nous travaillons beaucoup sur ce projet, car nous avons besoin d’un espace de 2 500 m2 et il est important aussi de ne pas dénaturer le cadre du palais, qui fait partie intégrante de l’identité de l’IFAO.
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