L’armée israélienne combat les cerfs-volants en provenance de Gaza. (Photo : AP)
On n'a qu'à regarder autour de soi. Le spectacle est gratuit. Lorsque l’écrivain égyptien d’expression française Albert Cossery (1913-2008) a publié son roman La Violence et la dérision en 1965, s’imaginait-il que son oeuvre serait d’une si grande actualité et qu’elle décrirait dans une certaine mesure ce que le monde arabe traverse aujourd’hui ? Auraitil deviné que les jeunes activistes de tout bord s’inspireraient de son esprit cynique et moqueur pour narguer les tout-puissants ? Savait-il qu’un peu partout on allait mettre l’arme terrible de la dérision au service de la révolution, comme il le prônait ? Que son livre ferait office de manuel pour les révolutionnaires pacifistes de la révolution du 25 janvier 2011 en Egypte, avec leurs anecdotes, leurs graffitis, leurs sketches, leurs affiches, leurs vidéos, etc. ?
L’un des héros de La Violence et la dérision, Karim confectionnait des cerfs-volants qu’il vendait à la clientèle enfantine d’un marchand de bonbons. L’officier, Hatem, avait du mal à croire que ces cerfs-volants étaient totalement inoffensifs et qu’ils ne servaient pas à photographier des objectifs militaires. « A l’époque des avions à réaction, le jeune Karim trouvait merveilleusement génial de riposter au progrès néfaste d’un monde halluciné par la mécanique en fabriquant des cerfs-volants, jouets superbes et futiles. Il éprouvait une joie rassurante à voir dans le ciel ces engins légers et pacifiques narguer les lourds navires aériens, machines grossières, dénudées de toute poésie », écrit Cossery dans son roman.
Les protagonistes de ce dernier savent offrir un cerf-volant à une jeune prostituée ou un bouquet de jasmins à une vieille femme frappée de folie. Et ce, à une époque où le gouverneur de la ville anonyme qu’ils habitent a donné des ordres clairs de se débarrasser des mendiants, des filles de joie et des va-nu-pieds qui forment l’essentiel de la population. Karim et sa bande d’amis rebelles ont décidé de se dresser contre ces mesures inhumaines et d’affronter avec courage la politique sociale de ce gouvernement, sans recourir à la violence. Ils ont lancé une campagne subversive d’un genre original, tout à fait pacifique, qu’aucune police n’avait jamais vue. Le gouverneur serait alors tellement ridicule que le gouvernement serait dans l’obligation de le destituer. Leur plan visait donc à le dépasser dans sa dérision naturelle.
Drones et cerfs-volants
Ainsi, ces personnages de Cossery, dont la création remonte aux années 1960, ressemblent pour beaucoup à ceux que l’on s’accorde à appeler actuellement « les clowns activistes », qui défient les dictatures et les multinationales en maniant sarcasme et ironie. Le principe est clairement exprimé par Heikal, le bourgeois en robe de chambre, éminence grise du groupe d’activistes de Cossery : la violence ne fait que perpétuer l’imposture. « A un tyran mort, je préfère un tyran ridiculisé. C’est plus durable comme plaisir », dit-il dans La Violence et la dérision. Et de poursuivre son idée : « Aucune violence ne viendra à bout de ce monde bouffon. C’est justement ce que cherchent les tyrans : que tu les prennes au sérieux. Répondre à leur violence par la violence c’est leur montrer que tu les prends au sérieux. C’est croire en leur justice et en leur autorité, et ainsi tu contribues à leur prestige ; tandis que moi, je contribue à leur perte ».
Les contestations bouffonnes pleuvent désormais dans tous les sens et la vie apparaît comme une comédie pleine de guerres dérisoires, comme décrite par Cossery, il y a plus de 50 ans. L’un des exemples patents dont on a témoigné récemment au Moyen- Orient fut la création, par l’armée de Tsahal, d’une unité spéciale, en juin dernier, pour combattre les cerfs-volants dits « incendiaires », envoyés depuis la bande de Gaza. Le régime israélien a tiré des missiles en direction des Palestiniens, et le Hamas a menacé de lancer 500 cerfs-volants et ballons vers les territoires occupés, à la frontière de Gaza. L’armée israélienne a annoncé avoir battu plus de 350 cerfs-volants et ballons en plus de deux semaines, grâce à une équipe de drones composée d’une dizaine de personnes. L’objectif est de travailler en binôme de façon à faire chuter le cerf-volant, 40 secondes après sa détection !
Mieux vaut en rire
Le graffti, un brin d’humour dans le cimetière mamelouk du Caire. (Photo : Reuters)
Les fantaisies sécuritaires restent sans limites. Et pour ceux qui résistent par la dérision, il faut toujours surpasser le degré du ridicule de son adversaire. Parfois, tout ce qui reste aux gens c’est le rire, alors on l’adopte comme une stratégie de résistance. Les Egyptiens l’ont fait afin de se débarrasser du régime des Frères musulmans, avec notamment l’humour de l’animateur de télévision Bassem Youssef et la marionnette Abla Fahita, qui ont suscité l’ire des islamistes, mais aussi des Syriens comme l’agent immobilier, Raed Fares. Celui-ci est devenu célèbre à cause des vidéos qu’il filmait, montrant les bombardements de son village par les forces armées, et dénonçant l’inaction et l’hypocrisie de la communauté internationale.
On atteint parfois un certain degré de stupidité tragique que l’humour s’avère le meilleur moyen de mettre à mal les clichés et de changer notre regard sur le monde. C’est pour cela que les huit romans d’Albert Cossery sont liés par le même fil d’Ariane, qui est la violence et la dérision.
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