Le 3 juin, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a tenu un grand rassemblement électoral à Diyarbakir (une ville de 1,7 million d’habitants), considérée comme la métropole des régions à majorité kurde de Turquie. C’était le premier grand déplacement électoral d’Erdogan dans le sud-est de la Turquie à majorité kurde. L’occasion pour Erdogan d’appeler les Kurdes à voter pour lui. Mais ce grand rassemblement à peine trois semaines du jour du scrutin avait-il vraiment pour but de convaincre les Kurdes à voter pour Erdogan et son parti l’AKP ? Ou bien était-il une démonstration de force devant les Kurdes ? « Les Kurdes représentent entre 18 et 20% de l’électorat turc. Ils sont la clé du scrutin. Leurs voix pourraient trancher l’élection présidentielle notamment dans le cas d’un second tour, elles sont aussi déterminantes pour que l’AKP obtienne la majorité parlementaire », répond Karam Saïd, chercheur au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram.
Le président turc veut donc convaincre. Dans son discours à Diyarbakir, Erdogan a affirmé que c’est grâce à l’AKP que la région avait connu « une paix jamais réalisée au cours de ces dernières quarante années, pendant lesquelles l’Etat n’avait jamais été aussi proche du peuple ». Erdogan a appelé les Kurdes à voter pour lui en attaquant le parti pro-kurde, le HDP, troisième force politique du pays, qu’il accuse d’être le bras politique du PKK. « Nous construisons mais ils détruisent », a lancé Erdogan devant le rassemblement. « Ils sont là pour détruire le pays. Etes-vous prêts à leur donner la leçon qu’ils méritent le 24 juin ? ». Explication de Karam Saïd: « L’AKP a réussi notamment aux élections de 2014 à attirer une partie des voix des conservateurs et islamistes kurdes qui cherchent la stabilité et l’identité musulmane. En fait, l’AKP et le parti pro-kurde HDP se partageaient les voix de la communauté kurde de l’est et du sud-est de la Turquie lors des élections des dernières années ».
Mais la question kurde est bien plus compliquée que cela, et dépasse les frontières de la Turquie. Depuis le début de cet hiver en effet, le président turc mène une opération militaire dans la ville syrienne d’Afrine, près de la frontière turque. Et c’est cette répression contre les Kurdes qui pourrait faire perdre leur soutien à Erdogan lors du prochain scrutin. Pour plusieurs analystes, cette offensive turque contre les Kurdes de la Syrie est considérée comme le point de rupture avec les Kurdes de la Turquie. « Pour les Kurdes, les candidats sont jugés selon leur politique à l’égard de la communauté kurde soit en Turquie, soit dans les autres pays voisins (la Syrie et l’Iraq). Les voix kurdes sont donc la grande inconnue surtout de la présidentielle », explique-t-il.
En effet, l’alliance de l’AKP nouée avec les ultranationalistes turcs du MHP, « le Mouvement nationaliste », bête noire des Kurdes, pour les législatives, mécontente également les électeurs kurdes conservateurs qui donnait dans le passé leur voix à Erdogan, dit Karam Saïd. Et d’ajouter: « Toutefois un point qui pourrait jouer en faveur du président turc, c’est le manque d’alternative satisfaisante puisque même avec la présence d’un front anti-Erdogan, il est très difficile de convaincre les Kurdes de voter pour les partis de l’opposition avec lesquels ils maintiennent une longue histoire de division ».
Parmi les candidats à la présidentielle pour défier le président turc, figure le leader kurde Selahattin Demirtas, détenu en prison depuis un an et demi pour complicité avec une organisation terroriste. Demirtas est appuyé surtout par les partisans du Parti démocratique des peuples pro-kurdes (HDP). Toutefois, selon Saïd, la présence de Demirtas dans la course électorale n’est que « symbolique ». En effet, Demirtas, accusé de diriger une organisation terroriste, risque jusqu’à 142 ans de prison. Il s’est révélé sur la scène politique lors de la présidentielle de 2014 dans laquelle il a frôlé seulement 10% des voix turques.
« Les Kurdes seront les faiseurs de roi, notamment en cas de second tour à la présidentielle. Et le HDP sera un parti-clé au parlement dans l’éventualité où ni l’AKP ni les quatre partis de la coalition d’opposition n’auraient la majorité », prévoit Ahmet Insel, économiste et politologue franco-turc, à jeuneafrique.com.
Cette fois-ci, l’électorat kurde se trouve face aux choix les plus difficiles.
Lien court: