« Les élections se tiendront en temps voulu, il n’y aura pas d’élections anticipées ». C’est ce qu’avait répété à plusieurs reprises le président turc Recep Tayyip Erdogan, avant d’annoncer, le 18 avril, à la surprise générale, la tenue d’élections présidentielle et législatives anticipées pour le 24 juin. Initialement, ces élections devaient avoir lieu le 3 novembre 2019, après la tenue des élections municipales en mars de la même année. Le compte à rebours est lancé. Ce dimanche, c’est le jour J. les Turcs sont alors appelés ce jour-ci à se rendre aux urnes pour élire à la fois leur président et leur parlement. Premier ministre depuis 2003, président de la Turquie depuis 2014, Erdogan, déjà 15 ans au pouvoir, pourrait-il cette fois-ci aisément gagner la présidentielle et son parti de la Justice et du développement, l’AKP, les législatives? Cinq candidats sont aujourd’hui en lice pour la présidentielle. Quant aux législatives, les alliances électorales se reconfigurent et une coalition anti-AKP sans précédent et de couleurs différentes fait front uni pour réduire les chances de l’AKP de devenir le bloc majoritaire sous la coupole.
Pour Karam Saïd, spécialiste des affaires turques au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, la course électorale ne serait pas du tout facile cette fois-ci pour Erdogan. « Le paysage et les enjeux électoraux sont complètement différents par rapport aux scrutins précédents. La Turquie d’après le 24 juin ne sera plus jamais comme celle d’avant », estime Saïd. « Ces élections sont d’une importance exceptionnelle », comme l’explique le spécialiste, « puisqu’elles interviennent deux mois après les amendements constitutionnels qui ont transformé le système parlementaire turc en présidentiel et ont largement renforcé les prérogatives du président », dit Saïd. Et d’ajouter : « Bien qu’Erdogan profite déjà des pouvoirs absolus grâce à l’état d’urgence en vigueur depuis le coup d’Etat raté de juillet 2016, ces prérogatives ne seront pas permanentes et effectives qu’après la tenue de ces élections. Elles pourront ouvrir en outre la voie à Erdogan pour briguer deux nouveaux mandats présidentiels de cinq ans pour rester à la tête de la Turquie jusqu’en 2029 ».
Un signe de faiblesse
Se doter des pouvoirs permanents figurait certainement parmi les raisons qui ont poussé Erdogan à avancer la date du calendrier électoral, mais la décision elle-même d’anticiper les élections est un signe d’une « faiblesse politique » du régime turc, estime Béchir Abdel-Fattah, chercheur au CEPS. C’est pourquoi, comme ajoute le chercheur, « remporter ces élections est un enjeu crucial pour Erdogan non seulement pour renforcer ses pouvoirs, mais aussi pour restaurer sa légitimité qui s’érode sans cesse tant sur le plan interne qu’externe ». Selon Abdel-Fattah, Erdogan avait recouru à deux reprises à « l’arme des élections anticipées », en 2011 et en 2015, pour empêcher à chaque fois « une défaite électorale inévitable ». « Les points de faiblesse d’Erdogan sont cette fois-ci nombreux. Les risques aussi. De nombreux facteurs externes, économiques, sécuritaires et politiques peuvent influer sur le processus électoral », dit Abdel-Fattah. Le chercheur ajoute: « Avec la dévaluation de la livre turque, le ralentissement de la croissance et l’augmentation des dettes, Erdogan risque de perdre la carte de l’économie sur laquelle les succès électoraux de l’AKP ont longtemps reposé ». Traditionnellement, le moteur de l’électeur turc, quelle que soit son affiliation idéologique, en se dirigeant vers les urnes est la performance économique du gouvernement et non pas du tout les questions politiques. « L’économie turque souffre ces jours-ci de problèmes structurels majeurs qui pourraient changer la donne politique. En fait, les aventures militaires d’Erdogan en Syrie et en Iraq ont pesé lourd sur le budget turc et renforcé la voix de l’opposition intérieure d’Erdogan. C’est pourquoi il était nécessaire de convoquer des élections anticipées avant que la situation économique ne se dégrade davantage ». La Turquie a lancé deux opérations militaires de grande envergure pour affaiblir Daech et les Kurdes de la Syrie ; Bouclier de l’Euphrate en août 2016, et Afrine en janvier 2018.
Opposition organisée
Selon Saïd, la bataille entre Erdogan et l’opposition s’annonce rude pour ce scrutin. La convocation d’élections anticipées a toutefois donné « un nouveau souffle aux partis d’opposition », au lieu de les fragiliser comme s’attendait au départ Erdogan. « Une opposition bien organisée figure parmi les particularités de ces élections et l’un des grands défis d’Erdogan », ajoute le spécialiste. Rester en ordre dispersé ou dégager une candidature unique pour battre Erdogan, tel était le dilemme de l’opposition turque. Si « l’Alliance de la nation », cette alliance électorale formée de quatre grands partis d’opposition turcs de tendances politiques différentes, n’a pas réussi à s’entendre autour d’un seul candidat à la présidence, elle s’organise de plus en plus pour la compétition des législatives (voir page 8). Autre particularité, comme ajoute Abdel-Fattah, c’est que « le paysage électoral reflète une faillite politique sans précédent. Erdogan tente de transformer la bataille présidentielle en une bataille personnelle en multipliant les accusations contre ses rivaux sans pour autant présenter aucun programme politique ou économique, comme il l’avait fait lors des scrutins précédents ».
Impact régional
Ce « déclin politique » sur le plan interne a été parallèlement accompagné d’« une faible immunité » sur le plan externe, comme l’explique Saïd. Contrairement à la politique « Zéro ennemi », comme faisait la propagande le régime turc il y a une dizaine d’années, la liste des ennemis de la Turquie dans le monde ne cesse de s’allonger. « Le résultat de l’élection aura certainement des conséquences importantes sur le rôle de la Turquie sur la scène internationale », dit Saïd. Et d’ajouter : « La montée de tension de la Turquie avec plusieurs forces internationales et régionales jette aussi ses ombres sur le paysage électoral en Turquie. Ses rivaux promettent chacun d’adopter une politique étrangère totalement opposée à celle d’Erdogan ».
En fait, la tension entre la Turquie et l’Union Européenne (UE) est montée d’un cran après le gel des négociations concernant l’adhésion d’Ankara à l’UE. Des pays européens comme l’Allemagne et l’Autriche ont ouvertement accusé la Turquie de soutenir le terrorisme. « L’Autriche vient d’expulser, il y a quelques jours, une dizaine d’imams qui font partie de l’Union islamique turque d’Autriche, et de fermer un nombre de mosquées contrôlées par les Turcs ». Emmanuel Macron, le président français, a offert à Erdogan, lors de sa visite à Paris en janvier dernier, « une sorte de partenariat », en échange de renoncer au rêve de « rejoindre l’UE ». Les pourparlers entre Washington et Ankara pour Manbij, la ville syrienne qui se trouve sous le contrôle des milices kurdes soutenues par Washington, sont toujours bloqués.
« Ankara se trouve également de plus en plus isolé sur la scène régionale », comme l’estime Saïd, notamment après la rupture des relations entre Le Caire et Ankara, et la crise diplomatique qui oppose aujourd’hui nombreux pays du Golfe et la Turquie qui a ouvertement exprimé son soutien envers Doha face au quartet arabe. La Jordanie vient de geler également son accord de libre-échange avec la Turquie.
Les scénarios possibles
Selon Saïd, vu tous ces points de faiblesse et de la multiplicité des candidats, « il serait donc difficile de trancher les élections dès le premier tour ». En fait, selon la loi électorale, si aucun candidat ne remporte plus de 50% des voix au premier tour, les candidats ayant obtenu le plus grand nombre de voix seront transférés au second tour, qui sera organisé le 8 juillet. Muharram Ince et Meral Aksener sont deux candidats qui jouissent d’une grande popularité dans les provinces turques et semblent mieux placés pour atteindre un éventuel second tour. Par ailleurs, malgré tous les obstacles, comme l’explique Abdel-Fattah, « on ne peut pas négliger qu’Erdogan possède toujours une base électorale solide évaluée à 40% de l’électorat qui pourrait lui assurer la présidence ».
Donc, « l’enjeu n’est pas la réélection d’Erdogan, mais son élection dès le premier tour », estime Saïd. Le spécialiste n’exclut pas toutefois que « l’opposition pourrait créer la surprise au second tour, si elle forme vraiment un front uni pour soutenir le candidat qui sera le mieux placé à la présidentielle face à Erdogan. La chance du candidat de l’opposition pourrait être aussi plus large s’il réussissait à procurer le vote des Kurdes qui représentent 18% de la base électorale ». En cas de perte, l’opposition aurait réussi au moins d’empêcher le président turc d’obtenir plus de 60% des voix, un taux espéré par Erdogan. « Ce résultat pourrait remodeler la donne à l’intérieur de la Turquie. L’opposition sortirait de la course électorale plus confiante et ayant plus de poids sur la scène politique », dit Saïd, avant de conclure que remporter la présidence au second tour serait « une victoire au goût amer » pour Erdogan, et « une défaite victorieuse » pour l’opposition.
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