Le comité tripartite soudano-égypto-éthiopien vient de publier son rapport définitif sur les conséquences du barrage de la Renaissance éthiopien. Avant même sa publication, ce document suscitait un débat houleux sur les impacts négatifs pouvant toucher les pays de l’aval du Nil.
Ce rapport doit désormais être soumis aux gouvernements des trois pays concernés (Egypte, Soudan, Ethiopie) : les mesures nécessaires devront être mises en place suite aux recommandations de la commission.
Mais déjà ces recommandations ne semblent pas passionner l’Ethiopie, qui a entamé les travaux sans attendre le rapport. Le 28 mai, Addis-Abeba commençait à détourner le cours du Nil Bleu dans le cadre d’un méga-projet prévoyant de plus de 12 milliards de dollars, dont 4,7 milliards pour le barrage de la Renaissance qui ambitionne d’être le plus grand d’Afrique. Il devrait entrer en fonction dans cinq ans (voir page 5).
Cette initiative inquiète les pays en aval, particulièrement l’Egypte, dont la survie économique dépend du Nil. La « guerre » de l’eau entre Le Caire et Addis-Abeba va-t-elle prendre un nouveau tournant ? C’est aujourd’hui plus que probable.
Impacts catastrophiques
Ce barrage est dénoncé par l’Egypte qui redoute qu’une redistribution des eaux du Nil ne la transforme, à terme, en désert. Au départ, ce barrage hydroélectrique n’avait pour but que de produire de l’électricité.
Mais avec le temps, les Ethiopiens ont décidé d’élargir leur projet en y ajoutant diverses initiatives de développement. « Le projet est devenu gigantesque. Le lac de retenue aura une capacité estimée à 63 milliards de m3, provoquant un déficit annuel de 15 milliards de m3 pour l’Egypte », met en garde l’ancien ministre de l’Irrigation, Mohamad Nasreddine, en énumérant d’autres conséquences toutes aussi graves.
La liste des impacts est longue. Nasreddine explique que les premiers dégâts toucheront les réserves stratégiques du lac Nasser, qui diminueront progressivement avec le temps. L’électricité produite par le barrage d’Assouan diminuera en conséquence de 20 % (sur un total de 3 000 MW). En outre, au moins un quart des terres agricoles situées en aval du barrage seront asséchées. Les trois autres quarts subiront une diminution de leur fertilité due à la disparition des crues du fleuve, sans compter l’exode probable des agriculteurs touchés par cette désertification.
Pour beaucoup, c’est la sécurité nationale de l’Egypte qui est en jeu. Bien que les déclarations officielles aient été critiquées au départ pour leur « mollesse », le ton a désormais changé. Mohamad Bahaeddine, ministre de l’Irrigation, a fermement déclaré que son pays ne peut se permettre de laisser filer « une seule goutte d’eau en provenance du Haut-Nil », compte tenu des difficultés d’approvisionnement en eau auxquelles l’Egypte fait face.
La part du lion
Depuis très longtemps, l’exploitation du Nil fait l’objet de crispations entre l’Egypte et le Soudan, et les huit autres pays riverains.
Les conflits entre l’Egypte et l’Ethiopie ne datent pas d’hier. Les deux pays s’étaient affrontées en partie à cause d’une controverse relative au Nil. En 1978, le président Anouar Al-Sadate avait menacé son homologue éthiopien, le général Mengistu, de représailles s’il décidait de retenir une partie des eaux du fleuve.
Depuis, les tensions n’ont pas cessé. En 2010, le gouvernement égyptien avait une nouvelle fois durci le ton, prévenant que « les droits historiques (de l’Egypte) restent une ligne rouge ».
L’Egypte considère que ses « droits historiques » sur le Nil sont non négociables. En effet, deux traités datant de 1929 et 1959 lui accordent, ainsi
qu’au Soudan, des droits sur 87 % du total du débit du fleuve et un droit de veto sur tout projet en amont que Le Caire jugerait contraire à ses intérêts. L’accord de 1959 a par ailleurs donné à l’Egypte le droit de construire le barrage d’Assouan qui peut stocker l’équivalent du débit annuel du Nil. Cet accord donne aussi le droit au Soudan de construire le barrage de Rosaries sur le Nil Bleu, et de développer d’autres moyens d’irrigation et de production d’énergie hydroélectrique.
Ces deux accords (1929 et 1959) sont toutefois contestés par la majorité des autres pays du Bassin du Nil, dont l’Ethiopie, qui ont conclu un traité distinct en 2010 pour développer des projets sur le fleuve sans avoir à solliciter l’accord du Caire. C’est l’accord d’Entebbe auquel l’Egypte et le Soudan refusent toujours d’adhérer, après des années de négociations stériles entre Le Caire et Khartoum et les pays en amont. Ces derniers n’acceptent plus les traités coloniaux de l’époque.
Les Etats signataires de l’accord d’Entebbe rejettent tout particulièrement le droit de veto accordé à l’Egypte concernant les projets d’infrastructure en amont du Nil. L’accord d’Entebbe prévoit clairement qu’aucun Etat ne peut ni exercer d’hégémonie sur les eaux du Nil et leur utilisation, ni revendiquer de droits exclusifs.
Sécurité nationale
Il faut le dire, pour l’Egypte, c’est une question vitale. Les besoins sont indéniables et le pays dépend presque entièrement du Nil pour son approvisionnement en eau, contrairement aux pays en amont où les précipitations sont importantes. L’Egypte doit aussi faire face à des besoins grandissants, en raison de la croissance démographique.
Ces besoins sont encore accrus par les différents projets de bonification ou de récupération de terres agricoles — projets eux aussi rendus nécessaires par la croissance démographique — dont le plus célèbre et le plus controversé est celui de Tochka.
Il s’agit d’un projet visant littéralement à « faire fleurir le désert » et qui nécessiterait 5 milliards de m3 d’eau par an. En revanche, les ressources alternatives dont jouit l’Egypte restent limitées et ne pourront pas compenser d’éventuelle diminution du débit du Nil.
Négocier ... sinon
« Si le problème n’est pas correctement traité, il faut savoir qu’on sera les seuls perdants », prévient Diaa Al-Qoussi, expert en hydraulique et en irrigation. « Attendre un rapport comme celui de la commission tripartite était une perte de temps. De toute façon, ses recommandations ne sont pas contraignantes. Il est temps de réagir », ajoute-t-il.
Pour lui, recourir à l’arbitrage international est un processus indispensable. Comme l’explique l’expert, l’Egypte doit s’appuyer sur son droit historique aux eaux du Nil. La loi internationale impose le respect des traités signés et interdit à tout Etat de porter préjudice à un autre Etat en raison de l’exploitation d’une ressource commune.
Mais cela n’est pas la seule issue. Certains sont allés jusqu’à parler d’une guerre de l’eau. « L’éventualité d’une intervention militaire pourra s’imposer si un risque d’assèchement agricole se fait sentir », affirme Ossama Al-Greidli, président du Centre international pour les études politiques et stratégiques.
L’expert militaire, Sameh Seif Al-Yazal, prévient cependant qu’en l’absence de stratégie sur les équipements militaires, « l’Egypte sera la première perdante dans une telle guerre ».
Officiellement, le régime actuel évoque des négociations directes avec l’Ethiopie. Un dialogue national a été lancé et une équipe de négociateurs serait chargée de trouver une formule satisfaisante pour toutes les parties. Toutefois, selon un responsable gouvernemental, « en cas d’échec, toutes les autres options sont possibles » .
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