Al-Ahram Hebdo : Comment voyez-vous le deuxième mandat du président Abdel-Fattah Al-Sissi, et dans quelle mesure l’Egypte a-t-elle, selon vous, retrouvé son rôle arabe et régional sous son premier mandat ?
Ahmad Aboul-Gheit : Les réalisations du président Sissi resteront des dizaines d’années, voire des siècles, grâce aux transformations radicales qu’il a introduites au niveau de la société. Cependant, de nombreux défis l’attendent, comme l’élimination de l’analphabétisme et des zones informelles, bien que je sois parfaitement conscient de sa capacité à les éradiquer. Pour ce qui est du rôle arabe de l’Egypte, je crois qu’il est revenu avec force au cours des quatre dernières années, surtout à l’un des moments les plus critiques de l’histoire de l’Egypte, entre 2011 et 2013, quand le pays faisait l’objet de menaces sombres. L’Egypte est un grand pays dans la région, qui a connu des secousses difficiles. Je voudrais mettre l’accent sur le fait qu’il ne revient pas à l’Egypte seule d’affronter toutes les menaces au nom de la région, car ses ressources et son potentiel ne lui permettent pas d’interagir directement avec tous les peuples, les forces régionales et les superpuissances. Je crois personnellement que la construction d’une Egype forte redonnera au pays sa force et relancera son rôle sur le plan de la culture et de la force douce.
— Ne croyez-vous pas que si l’Egypte retrouve son rôle arabe, cela lui permettra de faire face aux nombreuses ingérences régionales ?
— Il est vrai qu’il existe des ingérences très importantes de la part de la République islamique d’Iran dans les affaires arabes. C’est une réalité qu’il ne faut pas minimiser, car elles menacent la sécurité arabe. L’Iran étend son influence jusqu’aux rives de la Méditerranée. Pour ce qui est de la Turquie, je comprends parfois ses motifs, rejetant les entités kurdes indépendantes à ses frontières sud. Ces dernières constituent une menace également pour l’Etat national arabe en Iraq et en Syrie. Par conséquent, je comprends l’usage de la force pour interdire ces entités kurdes, mais à condition qu’il n’y ait pas d’infiltration turque dans les territoires arabes. L’Egypte ne doit pas mener une quelconque action individuelle. Il faut qu’elle soit épaulée par une coalition arabe pour qu’il y ait un équilibre dans la relation entre la région arabe et l’environnement proche. Cette coalition doit inclure, sous l’ombrelle de la Ligue arabe, outre l’Egypte, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, la Jordanie et le Maroc. D’autant que la région est exposée à des défis émanant de 4 fronts différents : l’Iran, la Turquie, Israël et l’Ethiopie. Je crois vraiment que l’avenir est porteur de nouvelles perspectives concernant les priorités nationales arabes, notamment dans des dossiers comme le terrorisme, les frontières et l’eau.
— Il y a un certain optimisme au sujet du Sommet arabe. Qu’en pensez-vous et jusqu’à quel degré le sommet permettra-t-il de trouver des solutions aux défis régionaux ?
— Les défis actuels sont bien connus, qu’il s’agisse de dossiers arabes centenaires, comme la cause palestinienne, ou bien de crises plus récentes, comme la Syrie, la Libye, l’Iraq et le Yémen. Ajoutons à cela l’ampleur de l’ingérence étrangère, surtout de la part des pays voisins, comme l’Iran et la Turquie, dans les affaires arabes internes. Or, ce qui est nouveau sur la table en Arabie saoudite, c’est l’existence d’une action arabe commune. Les pays arabes sont conscients de l’importance des défis et des menaces auxquels sont confrontées la nation arabe et l’action arabe commune. Il faut donc mettre à profit ce genre de rencontres pour donner une impulsion à l’action arabe commune et parvenir à des accords. Il ne fait aucun doute que la tenue du sommet en Arabie saoudite servira cet objectif, surtout qu’une large participation est prévue. Je voudrais aussi mettre l’accent sur l’importance des discussions dans les sommets arabes, et surtout des rencontres non officielles qui se tiennent entre les chefs arabes. Personnellement, je suis optimiste concernant des dossiers comme la cause palestinienne, surtout avec le nouveau dynamisme arabe qu’on a vu ces derniers mois en soutien au peuple palestinien face aux décisions de l’Administration Trump. Il faut dire que jusqu’à présent, aucune partie arabe n’a présenté des idées en dehors du calendrier de travail adopté au cours de la réunion du Conseil de la Ligue arabe, en mars dernier. Cependant, cela ne veut pas dire qu’on ne doit pas s’attendre à de nouvelles idées et propositions, qui seraient sujettes à un examen, jusqu’au prochain sommet.
— Quels seront, selon vous, les dossiers prioritaires au cours du Sommet de l’Arabie saoudite ?
La question de Jérusalem sera au centre du Sommet de la Ligue arabe. (Photo : Reuters)
— La cause palestinienne doit être prioritaire, vu les évolutions actuelles sur le terrain, avec les positions de l’Administration américaine, proclamant Jérusalem comme capitale d’Israël, et à la lumière des violations continues et du gel du budget américain auprès de l’Unrwa. Des discussions sur la candidature d’Israël au Conseil de sécurité ainsi que sur son intervention sur le continent africain auront lieu. Ces discussions s’appuieront sur les résultats des deux comités ministériels chargés de ces deux sujets. Un autre dossier débattu sera celui de la lutte antiterroriste, ainsi que les moyens de faire face aux courants extrémistes, avec les menaces de Daech qui persistent au Nord-Sinaï, malgré la défaite qu’il a essuyée en Iraq. Je m’attends également à ce que le sommet mette l’accent sur l’ingérence de la Turquie, surtout de l’Iran, dans les affaires arabes internes. Bien sûr, on trouve également à l’ordre du jour les dossiers de la Syrie, de la Libye et du Yémen, avec les évolutions malheureuses sur leurs territoires.
— Deux ans après votre nomination au poste de secrétaire général de la Ligue arabe, où en est le programme que vous aviez soumis au Sommet de Nouakchott en juillet 2016 ?
— L’un des points les plus importants de mon programme était de replacer la Ligue arabe au coeur des crises et des causes arabes, après une période d’éclipse, précisément depuis 2011. La Ligue arabe ne se trouvait pas sur le devant de la scène et les dossiers de la Syrie et de la Libye ont été transférés explicitement à l’Onu. J’ai réalisé qu’il fallait à tout prix réactiver le rôle de l’organisation panarabe à ce niveau, tout en prenant en considération les équilibres actuels qui entourent ces deux crises, ainsi que la complexité des intérêts des différentes parties régionales et internationales à cet égard. Nous avons réussi, par exemple, à former un quartet qui se réunit régulièrement et qui inclut la Ligue arabe, les Nations-Unies, l’Union africaine et l’Union européenne pour traiter le problème de la Libye. Il a été possible également de nommer un représentant spécial, l’ambassadeur tunisien Salaheddine Al-Gammaly, pour communiquer avec les parties libyennes et internationales. Des canaux de communication ont également été créés avec l’émissaire de l’Onu pour la Syrie, M. de Mitsura, ainsi qu’avec d’autres entités, comme l’Union européenne et la Syrie. Il y a, en outre, des contacts entre la Ligue arabe et les partenaires européens. Il y a eu aussi, au cours de la dernière période, une coopération avec le Sommet arabo-africain de Malibu, la Conférence ministérielle arabo-africaine qui servait de prélude à la tenue du Sommet arabo-africain, ainsi qu’avec les forums de coopération avec le Japon, la Chine, les Républiques de l’Asie centrale et autres.
J’avais également mentionné que des efforts seraient déployés dans les dossiers économiques et sociaux et ceux ayant trait au travail arabe conjoint. Effectivement, le secrétariat général de la Ligue arabe a réussi à prendre de nombreuses initiatives dans ce sens. Comme celles ayant trait au suivi des élections, à l’immigration et aux réfugiés, et les questions relatives à la femme, aux enfants et à la famille, ainsi qu'au respect des droits de l’homme. Cependant, les défis sont toujours nombreux et nécessitent des efforts plus poussés, allant même au-delà des capacités de la Ligue arabe, d’autant plus que des solutions de fond n’ont pas encore été apportées aux grandes crises de la région, qui ont des retombées non seulement politiques, sécuritaires et militaires, mais également humanitaires. Certains Etats arabes ne disposent pas d’institutions dans les domaines du travail économique et social, et nous, en tant que secrétariat général de la Ligue arabe, faisons de notre mieux pour les aider, à travers le soutien que peuvent leur procurer les pays membres ou non membres.
Ajoutons à cela un défi de taille, celui du financement de la Ligue arabe, qui entrave, dans la plupart des cas, l’exécution des programmes et des plans que nous essayons de mettre en place. La ligue a souffert, au cours des dernières années, d’un déficit budgétaire, vu que certains pays ne payaient pas ou ajournaient le versement de leurs cotisations. Nous faisons de notre mieux en adoptant une politique d’austérité et de rationalisation des dépenses, afin que la ligue puisse respecter ses engagements.
— Le ministre saoudien des Affaires africaines a récemment parlé d’une nouvelle vision du Royaume pour réformer la structure et les institutions de la Ligue arabe. Existe-t-il une coordination à cet égard avec le secrétariat général ? Et quelle est votre vision concernant la réforme de la ligue, une réforme qui fait l’objet de discussions depuis plus de 5 ans ?
— Les discours sur la réforme de la Ligue arabe ne sont pas nouveaux. Personnellement, j’en suis totalement convaincu. Mais cela doit se faire selon des bases équilibrées. La Ligue arabe n’est pas un groupe d’employés qui se contentent de percevoir leurs salaires et d’accomplir des travaux routiniers. Il s’agit de tout un système enchevêtré qui se rapporte à l’action arabe commune et qu’il faut à tout prix promouvoir en fonction des priorités qui se posent. J’ai assumé pendant des années le portefeuille des Affaires étrangères de l’Egypte, qui est le pays hôte de l’Organisation panarabe, et j’ai réalisé l’importance de ce sujet. Or, le problème est qu’il y a des divergences entre les Etats membres sur la question des restructurations et des réformes. Si une partie arabe présente une idée ou une nouvelle orientation, il y a une opposition de la part d’un autre membre, tandis que c’est sur le secrétariat général et le secrétaire général que retombe tout le blâme. Raison pour laquelle l’étape actuelle est très difficile et doit être gérée avec patience en essayant d’atteindre un consensus minimal, afin de garantir l’avancée de l’action arabe commune.
— Certains affirment que la Ligue arabe est dans une voie sans issue. Croyez-vous que son maintien en tant que cadre du panarabisme soit nécessaire ?
— Les discours sur l’inexistence de la Ligue arabe sont réfutés. Ceux qui font cette propagande ignorent l’intérêt des peuples arabes. Il suffit de signaler que ces déclarations ont émané récemment de deux forces régionales pour en comprendre les motifs. La première est l’Iran, au moment de la réunion extraordinaire des ministres arabes des Affaires étrangères pour examiner les menaces que représentaient les missiles iraniens balistiques pour la sécurité de l’Arabie saoudite. L’Iran a alors soutenu que la ligue est une « organisation pourrie ». La deuxième est la Turquie. J’avais parlé moi-même, à la Conférence de Munich pour la sécurité, des répercussions de l’intervention turque dans le sud de la Syrie sur la souveraineté du pays, et j’avais appelé à la mise en place d’un ordre arabe régional solide. Avec un ton hautain, le ministre turc des Affaires étrangères a dit : « La ligue arabe est une organisation incapable de réaliser quoi que ce soit ». Je voudrais que l’opinion publique arabe soit consciente des dangers de tels propos propagandistes, même s’il y a des remarques à faire en ce qui concerne la performance de la Ligue arabe. Il faut être constructif, proposer de nouvelles solutions logiques et pratiques, loin des paroles creuses et des stéréotypes. D’ailleurs, depuis ma nomination au poste de secrétaire général, j’ai tenu à transmettre toutes les trajectoires de la Ligue arabe à l’opinion publique arabe. En ce qui concerne la Turquie et l’Iran, je leur lance un nouvel appel pour qu’ils réorientent leurs trajectoires vis-à-vis de la région arabe, et reconsidèrent leur ingérence dans les affaires internes arabes. Surtout que les pays arabes ne voudraient en aucun cas être confrontés à une tension avec ces pays qui leur sont proches géo-stratégiquement.
La question de Jérusalem sera au centre du Sommet de la Ligue arabe. (Photo : Bassam Alzoghby)
— Comment la Ligue arabe peut-elle régler le problème du financement afin que ses institutions soient en mesure de jouer correctement leur rôle ?
— Le financement est nécessaire au niveau des institutions et la Ligue arabe n’est pas une exception. Nous travaillons avec un budget relativement limité, qui ne dépasse pas les 60 millions de dollars par an. Un budget qui n’est pas à comparer avec celui de l’Onu, qui atteint 5 milliards, sans compter les aides qu’elle reçoit, et celui de certaines organisations régionales. Certains membres de la ligue sont devenus incapables de verser leur quota. Le paradoxe est que le quota de certains ne dépasse pas 600 000 dollars par an. Je dois dire qu’à certains moments, au cours de mon mandat, la ligue était incapable de payer les salaires de ses fonctionnaires.
— A votre avis, quels sont les défis auxquels les Arabes sont confrontés aujourd’hui ?
— A mon avis, l’un des plus importants défis est d’assimiler les répercussions négatives, voire catastrophiques de ce qu’on appelle le Printemps arabe. L’une de ces répercussions est que certains pays comme l’Iraq, la Syrie, la Libye et le Yémen tombent aux mains de Daech, ou de certains groupes ethniques.
Contrer la menace terroriste nécessite une coordination sécuritaire et politique entre les pays arabes. Des études ont montré que les pays arabes ont subi des pertes économiques à hauteur de 500 milliards de dollars en raison des évolutions qui ont eu lieu au cours des sept dernières années. Le nombre de réfugiés arabes a dépassé les 15 millions. C’est un chiffre énorme qui reflète l’ampleur de la tragédie humanitaire vécue par une grande partie de la nation arabe. Il montre, de même, les pressions auxquelles sont soumis les pays arabes qui accueillent ces réfugiés comme la Jordanie, le Liban et l’Egypte. A tout cela s’ajoutent les fonds requis pour la reconstruction des Etats en proie aux conflits armés comme la Syrie. Une étude effectuée par l’Union européenne affirme que les efforts de reconstruction en Syrie ont besoin de 700 milliards de dollars.
Pour faire face à toutes ces catastrophes, nous avons besoin d’un travail sérieux, pas seulement à l’intérieur de chaque Etat mais aussi au niveau collectif arabe. Je suis optimiste à cet égard étant donné les opportunités prometteuses que nous voyons. La Ligue arabe peut être le point de départ pour redynamiser les efforts de développement dans le monde arabe. Ce qui décourage parfois le plus c’est le manque de volonté politique suffisante pour appliquer les décisions prises lors de réunions qui ont nécessité des années de négociations et de délibérations.
— Qui est responsable des révoltes et des complots qui sévissent dans le monde arabe depuis 7 ans ?
— Il est difficile de blâmer une quelconque partie non arabe car, d’une part, des erreurs flagrantes ont été commises par certains gouvernements qui n’ont pas pu développer des cadres susceptibles de répondre aux besoins des couches populaires, surtout les jeunes qui sont majoritaires. Ces besoins se rapportent à la vie quotidienne, au développement et au respect des droits de l’homme. D’autre part, certains secteurs se sont précipités à traiter ces problèmes sans calculer les dangers de cette impulsivité, sans mesurer son impact sur la stabilité sociale et sans avoir de plan clair.
Je suis parfaitement convaincu qu’il ne faut pas donner d'importance à la théorie du complot, en même temps, je ne peux pas ignorer certaines évolutions qui ont eu lieu dans nos sociétés au cours des dernières années, et qui étaient sans doute dirigées de l’étranger, et étudiées minutieusement depuis des décennies. La plus dangereuse de ces évolutions est le fait de généraliser ce qu’on appelle l’islam politique modéré avec l’argument que cette expérience a réussi dans des pays comme la Turquie.
— Vous avez récemment parlé d’un vide stratégique dans la région. Ce vide a-t-il incité certaines forces, internes ou externes, à faire main basse sur le monde arabe ? Comment combler ce vide ?
— J’ai parlé de cette question à la Conférence de Munich qui a vu la participation d’un grand nombre de politiques et de responsables internationaux. La réponse est claire. Ce vide stratégique est dû à l’incapacité des Arabes à s’entendre sur les causes vitales. Et je ne parle pas ici des problèmes d’ordre politique ou sécuritaire uniquement, mais également des problèmes économiques et sociétaux. A mon sens, ce vide remonte à l’époque où l’ordre arabe avait subi un choc après l’invasion du Koweït par l’Iraq en 1991, ensuite l’invasion américaine de l’Iraq. Ajoutons à cela l’incapacité des gouvernements et des peuples arabes à s’adapter aux évolutions rapides de ces trois dernières décennies. Ils ont été incapables également de saisir les évolutions au sein de l’ordre mondial après la chute de l’Union soviétique, et plus tard après le 11 septembre.
— Est-il vrai que l’ordre sécuritaire arabe est un rêve sans cesse reporté, et nous en avons plus que jamais besoin ? Quelles sont les caractéristiques de ce système ?
— C’est un rêve ajourné, il est vrai. Et on en parle depuis des décennies. Ceci depuis la conclusion de l’accord de défense arabe conjoint. Un rêve qui renaît avec chaque mal auquel est confrontée la nation. Cet ordre nécessite une action sur plusieurs volets avec un focus sur la coordination des plans stratégiques et sécuritaires, non pas en guise de protection, mais pour établir un mécanisme stable qui permet de faire face en cas de danger. Cet ordre doit aller au-delà des régimes au pouvoir, des idéologies politiques, et des arrière-plans religieux et culturels. Il doit être consolidé à travers des ententes interarabes sur les questions économiques et commerciales. Il faut certes un effort considérable, mais le plus important est que cet ordre soit régi par une volonté politique solide et collective pour aller de l’avant.
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