«
Un dialogue dur, sans concession mais à poursuivre ». C’est en ces mots que Jean-Yves Le Drian, le chef de la diplomatie française, a résumé sa visite de 24 heures, les 4 et 5 mars, à Téhéran. Il s’agit en fait de la première visite à Téhéran d’un responsable de l’un des trois pays européens signataires (l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni), de l’accord nucléaire de 2015, depuis l’ultimatum posé en janvier par Donald Trump. Ce dernier a donné un délai jusqu’au 12 mai aux Européens, une sorte de «
dernière chance », selon les termes de Trump, pour réparer les «
terribles failles » de l’accord, qui, selon lui, n’empêchent pas l’Iran, à long terme, de se doter de l’arme atomique. Ainsi, les Européens devraient, selon la pression de Trump, durcir les conditions de l’accord initial, signé après 12 ans de négociations entre l’Iran et l’Occident. En cas d’échec, le locataire de la Maison Blanche a menacé de sortir de l’accord et de rétablir unilatéralement des sanctions contre l’Iran. Dans l’embarras, Paris, Berlin et Londres, les signataires européens, ont publié une déclaration commune précisant que «
renégocier n’est pas une option », pas même «
une partie de l’accord », qui, selon eux, est un accord «
historique et crucial pour la lutte contre la prolifération » de l’arme nucléaire. Mais Trump a renvoyé la balle dans le camp de l’Europe. La position européenne se trouve alors au coeur du jeu, alors qu’elle ne dispose, comme l’estiment certains analystes, que d’une marge de manoeuvre très faible.
Selon Mohamed Abbas, spécialiste des affaires iraniennes au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques d’Al-Ahram (CEPS), pour sauver l’accord, la France, qui dirige la médiation européenne avec l’Iran, a lancé une initiative qui consiste à entamer de nouvelles négociations avec Téhéran autour de deux sujets : le programme de missiles balistiques et le rôle régional de l’Iran. Ces négociations, selon la vision de Paris, pourraient aboutir à un accord complémentaire pour convaincre Donald Trump de ne pas se retirer de l’accord, comme l’explique Abbas. Une mission semée d’embûches. Le Drian, en quittant Téhéran, a regretté qu’« il reste encore beaucoup de travail à faireavec l’Iran sur la question de ses missiles et de son influence au Moyen-Orient ».
Marge de manoeuvre faible
Trump exige le renforcement des inspections sur les sites nucléaires, ce que Téhéran rejette catégoriquement.
(Photo : Reuters)
Il est clair que l’Iran a opposé une fin de non-recevoir à l’initiative de Paris, et ceci « en multipliant les menaces avant et même après la visite du chef de la diplomatie française », selon Abbas. Aquelques heures de l’arrivée de Le Drian à Téhéran, Behrouz Kamalvandi, porte-parole de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, a durci le ton en menaçant : « Si nous voulons enrichir l’uranium à 20 %, nous pourrons le faire en moins de 48 heures ». Le chef de la diplomatie iranienne, Mohammad Javad Zarif, a aussi dénoncé ouvertement « l’extrémisme » dont font preuve « les pays de l’Union européenne pour conserver les Etats-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien ». « Pour sauver l’accord, les pays européens jouent les équilibristes. Ils s’approchent d’un côté de la position iranienne, en réclamant que l’accord reste toujours intact, et partagent, de l’autre côté, les inquiétudes américaines quant à la montée en puissance du rôle régional de l’Iran et de son programme de développement de missiles balistiques. Cependant, cette politique d’équilibre ne réussira probablement pas à trouver des compromis entre les deux parties qui campent chacune jusqu’à présent sur leurs positions », affirme Abbas.
Même son de cloche chez Malek Awny, spécialiste des affaires régionales et directeur en chef de la revue Al-Siyassa Al-Dawliya, qui estime difficile la mission européenne, puisque ces « terribles lacunes » de l’accord que Trump veut réviser, ce sont des points sur lesquels les Iraniens ne sont jamais prêts à céder. Comme renforcer les inspections notamment sur des sites militaires et prolonger d’une décennie la date d’expiration de la convention en 2025. Par ailleurs, la médiation européenne s’annonce ardue à cause de la nature même du négociateur iranien qui est connu pour être « un négociateur robuste, qui ne fera pas facilement de concessions et essayera toujours de gagner du temps », ajoute Awny.
Coincés entre une intransigeance à la fois américaine et iranienne, les Européens sont « la partie qui va payer la facture la plus lourde du retrait américain de l’accord, puisque la conclusion de cet accord a apaisé beaucoup de craintes sécuritaires européennes et a développé les liens économiques avec Téhéran », dit Abbas.
Ambitions européennes
A l’origine, c’était le groupe des E3, la Troïka européenne, formé de la France, de l’Allemagne et le Royaume-Uni, qui ont été les premiers à entamer en 2003 des négociations directes avec Téhéran autour de son programme nucléaire. Le E3 s’est transformé ensuite pour prendre la formule finale 5+1après l’adhésion d’autres puissances non-européennes: les Etats-Unis, la Russie et la Chine qui ont mené les négociations avec l’Iran jusqu’à la conclusion de l’accord nucléaire à la mi-2015.
« En concluant un accord sur le nucléaire avec l’Iran, les Européens avaient deux objectifs à atteindre. Le premier était d’éviter une nouvelle escalade au Moyen-Orient, dont les répercussions auraient pu aggraver la crise des migrants en Europe et augmenter les attaques terroristes », indique Awny. A l’époque, une possible confrontation entre les Etats-Unis et l’Iran était prévue à cause des avancées réalisées par l’Iran sur le plan nucléaire, en augmentant le niveau d’enrichissement d’uranium à 20%, et le nombre des centrifugeuses de 10%. « Le second objectif, ajoute Abbas, était les ambitions économiques européennes. Les Européens voulaient retourner au marché iranien prometteur ». Le lendemain de la levée partielle des sanctions, après que l’AIEA eut confirmé le respect par Téhéran des engagements pris lors de l’accord, beaucoup de grandes entreprises européennes ont accéléré les pas pour obtenir de grandes opportunités économiques. En 2016, l’Iran a signé deux contrats géants avec Boeing et Airbus, et un troisième pour ouvrir une ligne de production pour l’entreprise Peugeot en Iran. Les importants accords commerciaux avec l’Europe se poursuivent. Un accord gazier de 2 milliards de dollars entre l’Iran et Total a été signé en juillet 2017 pour le développement de la première phase du champ gazier offshore Pars sud partagé avec le Qatar.
Mais le changement du discours américain envers Téhéran avec l’arrivée de Trump à la Maison Blanche a freiné ces ambitions européennes. « La vision d’Obama partagée par les Européens, concernant la conclusion de l’accord nucléaire, se contredit profondément avec la vision de Trump. Selon Obama, cet accord pourrait intégrer l’Iran dans la région afin de provoquer un changement graduel dans la structure interne du régime iranien et permettre l’émergence d’autres forces, alors que Trump ne s’intéresse qu’à ajouter plus de clauses à l’accord pour garantir la sécurité d’Israël », estime Awny.
Une solution médiane ?
Face à cette intransigeance des deux côtés, les Européens disposent d’outils de pression qui « n’ont pas autant de force à même de provoquer le moindre fléchissement dans la position de l’un comme de l’autre », explique Abbas. Une semaine avant la visite de Le Drian à Téhéran, un projet de résolution avait été soumis au Conseil de sécurité par le Royaume-Uni, en consultation avec les Etats-Unis et la France, accusant l’Iran de fournir des armes aux Houthis dans la guerre au Yémen. « Cette démarche a été un fort message d’avertissement pour l’Iran indiquant que les Européens commencent à s’approcher de la position américaine », pense Abbas.
Quel serait donc le choix des Européens si Washington quittait l’accord après le 12 mai ? Du point de vue juridique, l’accord fonctionnera toujours même sans les Etats-Unis. « Le retrait de Washington ne signifie pas la fin de cet accord approuvé à l’unanimité par le Conseil de sécurité. D’autant plus que l’AIEA a confirmé à plusieurs reprises que l’Iran respecte les engagements cités par l’accord », explique Nourhane Al-Cheikh, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire, avant d’ajouter: « C’est une affaire plutôt politique que juridique ». Avis partagé par Abbas qui pense que ce que l’Europe craint le plus n’est pas le retrait américain de l’accord, mais plutôt les retombées extraterritoriales des sanctions américaines qui pourraient affecter les entreprises européennes opérant en Iran. Déjà, l’Europe a de mauvais souvenirs: 8,9 milliards et 787 millions de dollars ont été infligés à BNP Paribas en 2014 et au Crédit agricole en 2015 pour contournement de la législation américaine sur l’utilisation du dollar dans les transactions commerciales avec des pays sous sanctions.
« Si Trump quitte l’accord, les Européens se retrouveront face à des choix difficiles. Sauver l’accord est une priorité pour l’Europe afin de protéger ses entreprises, mais les Européens sont tenus en même temps de conserver leur partenariat stratégique avec les Etats-Unis avec qui ils partagent également les mêmes inquiétudes autour du programme balistique », explique Abbas. Avant de conclure: « Si, après le 12 mai, l’Europe devait choisir entre l’Iran et les Etats-Unis, elle ne choisirait pas l’Iran. Elle pourrait opter pour une solution médiane : garder l’accord nucléaire intact et initier une nouvelle alliance contre l’Iran autour des sujets de discorde ».
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