Une rhétorique guerrière agite les eaux de la Méditerranée. «
On est prêts à affronter Israël. La bataille du gaz est celle de tous les Libanais », a averti cette semaine Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah. La division Galilée de l’armée israélienne a achevé, jeudi 22 février, une série d’exercices destinés, comme a déclaré l’armée israélienne, «
à préparer les militaires à une guerre potentielle qui pourrait avoir lieu prochainement au Liban ». Sur un autre «
front », cinq navires de guerre turcs ont menacé vendredi 23 février un bateau de forage du groupe italien
Eni, bloqué en mer depuis le 9 février, de mener des travaux d’exploration gazière au large des côtes de Chypre. Et un documentaire intitulé
Les Géants des mers, posté par le ministère de la Défense égyptienne, montre le porte-hélicoptères
Mistral Anouar Al-Sadate et des sous-marins en alerte autour du gisement de Zohr pour le défendre.
Que se passe-t-il donc en Méditerranée? Alors que des milliers de mètres cubes de gaz sont enfouis dans les eaux profondes de la Méditerranée, selon plusieurs estimations, sur la surface, des conflits surgissent entre pays riverains. A commencer par le litige sur le bloc 9, cette zone maritime de 860km2, disputée entre le Liban et Israël, qui a été déclenché mi-février, après l’octroi de deux zones d’exploration par le Liban à un consortium mené par le groupe français Total, avec l’italien Eni et le russe Novatek. C’est un conflit qui remonte pourtant à la fin 2010, après la découverte du gisement israélien Léviathan. Immédiatement, l’Etat hébreu avait signé un accord avec Chypre pour la démarcation des Zones Economiques Exclusives (ZEE) des deux pays, tandis que le Liban s’adressait à l’Onu pour revendiquer des droits dans la même zone. Depuis, toutes les médiations conduites par les Etats-Unis pour désamorcer ce contentieux entre Israël et le Liban n’ont pas abouti.
Autre conflit, mêmes tensions. Le 9 février, au large des côtes de Chypre, alors que le navire de forage du groupe italien Eni était en route vers le « bloc 3 » de la zone économique chypriote, il a été bloqué par l’armée turque en raison des « manoeuvres militaires » dans ce secteur. En fait, la tension est montée d’un cran entre Chypre et la Turquie, quelques jours après que l’Italien Eni et le Français Total eurent annoncé la découverte d’importantes réserves de gaz au sud-ouest de l’île. Cette découverte a ravivé un conflit vieux de plusieurs décennies, puisque Ankara estime que certaines zones côtières de Chypre sont sous la juridiction du gouvernement turc chypriote qui administre la partie nord de l’île depuis 1974, une entité qui n’est reconnue que par Ankara. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a prévenu Chypre de ne pas « franchir la ligne jaune », en avertissant: « Nos bateaux de guerre et nos unités suivent tous les développements dans la région ». Malgré la mise en garde d’Ankara, Chypre a affirmé, jeudi 22 février, qu’elle poursuivra l’exploration de gisements gaziers au large de l’île.
En fait, ces frictions se produisent à environ 100 km du gisement de Zohr, le plus gros gisement de gaz naturel égyptien en Méditerranée en Egypte. La tension s’est d’ailleurs aussi exacerbée entre l’Egypte et la Turquie après la déclaration du ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, selon laquelle Ankara ne « reconnaît pas l’accord conclu entre l’Egypte et Chypre », signé en 2013 concernant la délimitation des frontières maritimes et qu’elle va mener des travaux d’exploration dans cette région. L’Egypte n’a pas tardé à répondre à ces allégations, intervenues à quelques jours de l’inauguration officielle de la première phase du champ gazier. « La réponse a pris deux formes: politique et militaire », indique Ahmed Qandil, chef de la section des recherches énergétiques au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram.
Dans un communiqué, le porte-parole du ministère égyptien des Affaires étrangères, Ahmad Abou-Zeid, a déclaré que l’accord de démarcation des frontières maritimes entre l’Egypte et Chypre est légal et qu’aucune partie n’a le droit de douter de sa légalité, les deux parties l’ayant déposé auprès des Nations-Unies. Les manoeuvres militaires égyptiennes menées dans cette zone ont été vues également comme un message ferme de mettre en garde Ankara de nuire à la souveraineté égyptienne dans la Méditerranée.
Clé pour la stabilité ou nouvelle source de tension ?
L'Egypte, Chypre et la Grèce, une alliance qui se renforce en Méditerranée.
(Photo : Reuters)
En fait, tous ces incidents ont alimenté les craintes que la région du Moyen-Orient, déjà perturbée, puisse entrer dans un nouveau conflit : celui du gaz. Selon Qandil, la carte du conflit autour du gaz en Méditerranée n’est pas encore claire, on est maintenant dans « la phase de pré-conflit ». « Il existe des différends juridiques et historiques, mais il est trop tôt de prédire si ces tensions se transformeront ou non en des conflits armés. Cela dépendra en fin de compte de l’évolution de la politique dans la région », ajoute ce dernier. Pour le spécialiste, le gaz en Méditerranée est une arme à double tranchant : une clé pour stabilité ou une nouvelle source de tension. Il pense que ce conflit ne va pas dépasser la guerre des mots puisqu’Ankara ne peut aller plus loin dans son face-à-face avec Chypre. « D’une part, attaquer la souveraineté de Chypre, c’est attaquer l’Union Européenne (UE) qui ne va pas rester les bras croisés face à l’agression turque d’un pays membre. D’autre part, l’UE n’aimerait pas que l’escalade monte dans cette zone. Il en est de même pour les autres grandes puissances, comme les Etats-Unis et la Russie, qui, par crainte de causer des pertes à leurs entreprises pétrolières, se livrent une concurrence acharnée en Méditerranée », précise-t-il.
3 452 milliards de m3 et 7 pays riverains
La problématique réside donc dans cette question: « Comment les pays riverains de la Méditerranée pourront-ils relever les défis et parvenir à une formule de coopération pour qu’ils puissent tirer le meilleur parti de ces ressources qui pourraient provoquer un grand rebond des économies des pays riverains ? », dit Qandil. Selon, l’US Geological Survey, la Méditerranée orientale contiendrait des réserves évaluées à 3 452 milliards de mètres cubes de gaz naturel, et 1,7 milliard de barils de pétrole au large des côtes de ses 7 pays riverains qui vont de l’Egypte à la Syrie en passant par le Liban, Israël, Chypre, la Turquie et la Grèce. Le grand défi qui affronte aujourd’hui les travaux d’exploration, comme l’estime Medhat Youssef, expert pétrolier, c’est que le système juridique concernant la délimitation des frontières maritimes reste incomplet en ce qui concerne la Méditerranée, puisque la Turquie et Israël n’ont toujours pas ratifié, comme tous les autres pays du bassin, la Convention des Nations-Unies sur le droit de la mer de 1982. Celle-ci délimite la souveraineté des Etats sur les surfaces et leurs compétences juridiques.
Par contre, les démarches de l’Egypte ont été très actives pour protéger ses droits maritimes en signant en 2015 un accord sur la démarcation des frontières maritimes avec la Grèce et Chypre. Medhat Al-Hadidi, expert en énergie, pense que ce n’est pas seulement la démarcation des frontières qui est à l’origine des conflits dans la Méditerranée. C’est aussi une affaire de concurrence « qui va devenir le pôle énergétique régional », dit-il. L’expert pense que « les découvertes récentes du gaz ont enflammé les convoitises de la Turquie qui rêvait depuis longtemps de devenir un pôle d’exportation du gaz de la Méditerranée, à travers ses gazoducs, vers le marché européen ». L’alliance tripartite composée de l’Egypte, Chypre et la Grèce, « puissante grâce à ses réserves gazières », se dresse alors comme un grand obstacle aux ambitions d’Ankara. Les tentatives de ce dernier pour former une alliance opposée avec Israël n’ont pas abouti, « les ententes préliminaires autour d’un projet d’un gazoduc turcoisraélien sous la Méditerranée pour l’acheminement du gaz d’Israël à la Turquie vers le marché européen ayant échoué », ajoute-t-il. Car Israël a tourné le dos à Ankara et s’est précipité pour rejoindre cette alliance, après la signature d’un contrat de 15 milliards de dollars avec une société égyptienne pour exporter le gaz israélien. Ce contrat ne semble pas être le dernier. Selon un rapport publié par Bloomberg, Chypre est aussi sur le point de signer un accord pour exporter du gaz vers l’Egypte. « En devenant le grand débouché du gaz de la Méditerranée, l’Egypte occupe aujourd’hui une place centrale qui va concrétiser ses ambitions d’être un hub énergétique régional », conclut Al-Hadidi.
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