La Place verte, haut lieu de Tripoli où Kadhafi aimait prononcer ses discours. C’est aussi de cette place que partait chaque année un défilé militaire commémorant la Révolution d’Al-Fateh du 1er septembre 1969, qui a amené Kadhafi à la tête du pays. Le guide de la Révolution libyenne restera au pouvoir 4 décennies avant d’être renversé le 17 février 2011. Aujourd’hui, autour de cette place rebaptisée la Place du martyr, des festivités sont organisées sous l’emblème «
Ensemble pour la construire », pour célébrer le 7e anniversaire de la chute du guide de la Jamahiriya.
Mais si le 17 février est une date historique, il est aujourd’hui difficile de faire la fête dans ce pays plongé dans une période de transition sans fin et où l’insécurité et le trafic d’armes et d’êtres humains sont de mise. Alors que la crise libyenne entame sa 8e année, 4 ans sont aussi passés depuis la scission politique entre l’est et l’ouest. La Libye vit toujours avec trois gouvernements, deux parlements, et l’échec du seul accord politique viable en vue d’une transition, celui de Skhirat, signé en 2015.
Sept ans après la Révolution libyenne, le scepticisme est toujours de mise, et l’annonce cette semaine par la Commission électorale libyenne de la fin du processus d’inscription des électeurs pour les législatives et présidentielle prévues avant la fin 2018 ne change rien à cette situation. Ces élections, l’une des trois étapes prévues par la feuille de route, mise en place en septembre 2017 par l’envoyé spécial des Nations-Unies pour la Libye Ghassan Salamé, ont vu l’inscription de 2,4 millions d’électeurs dont 894 095 nouveaux inscrits. « Toutes les conditions ne sont pas encore réunies. Nous n’avons réalisé pour le moment que le début de l’inscription des électeurs », déplore Ghassan Salamé. « Il reste encore un long chemin à parcourir pour que le processus de transition prenne fin dans ce pays qui, contrairement aux autres pays du Printemps arabe, a vu toutes ses institutions fragilisées sous Kadhafi. Celui-ci s’est appuyé sur la structure tribale pour renforcer son pouvoir. Ces institutions se sont effondrées rapidement avec la chute du régime », estime Ziyad Aql, spécialiste des questions libyennes au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram.
Toutefois, Ziyad Aql pense que la huitième année de la crise libyenne commence avec un certain nombre de transformations. « La scène politique et militaire est en pleine reconfiguration. C’est soit le point de départ vers un processus de règlement politique, soit l’escalade ». Pour le spécialiste, la crise libyenne se trouve actuellement dans une phase qui consiste à déterminer les retombées de la révolution ou ses résultats finaux. « Il s’agit d’identifier l’élite politique et l’élite militaire et connaître les rapports de force entre les deux. Il y a aussi le rôle de la communauté internationale et des acteurs régionaux », explique le spécialiste.
Une scène en pleine reconstitution
Des Libyens célèbrant le 7e anniversaire de la révolution. (Photo : AFP)
Au cours des 7 années précédentes, le conflit libyen est passé par plusieurs phases. Il a commencé par la phase de l’affrontement militaire direct entre les révolutionnaires et Kadhafi. Cette phase a pris fin en août 2011 avec la mort de ce dernier. « C’est alors qu’a commencé la phase transitoire avec la mise en place de la Conférence Nationale de Transition (CNT) le 27 février 2011. Le pouvoir de la CNT a été ensuite transmis au Congrès général national après son élection le 8 août 2012. Les tentatives de ce dernier de rétablir la stabilité n’ont pas abouti. De nouvelles élections ont été organisées en 2014. Leurs résultats ont été contestés. Et depuis, il y a une scission politique entre l’est et l’ouest qui continue jusqu’à nos jours », affirme Aql. Ce clivage est-ouest a commencé par une phase d’affrontements militaires avant d’entrer ensuite dans un cycle de négociations politiques infructueuses sous l’égide des Nations-Unies.
« Après toutes ces transformations, il devient très clair aujourd’hui qu’il n’existe que trois forces politiques seulement qui dominent la scène libyenne », dit Aql. La première à l’est est représentée par Khalifa Haftar, l’Armée nationale libyenne et le Conseil des représentants. La deuxième à l’ouest est représentée par Fayez Al-Sarrag, le Conseil présidentiel et le gouvernement de consensus. La troisième force est le Conseil d’Etat qui représente les courants islamistes affaiblis par une série de dissensions politiques et militaires internes.
« Le conflit entre ces parties ne tourne pas autour de la légitimité. C’est un conflit de domination. Chaque partie essaye de consolider sa force militaire sur le terrain et reconstruire ses alliances internes et externes pour se préparer à la phase de pré-négociation, surtout après le recul de l’option militaire », dit Aql. Avis partagé par Khaled Hanafi, expert des affaires africaines au CEPS, qui pense que « c’est en fonction des rapports de force entre ces trois parties que dépendra tout règlement politique ».
L’équilibre des forces penche vers l’est
En fait, l’année 2017 a été marquée par un changement significatif au niveau de la présence militaire et l’ampleur des territoires contrôlés par les factions libyennes en conflit. L’influence de Khalifa Haftar et de son armée nationale libyenne « s’est considérablement accrue dans l’est et le sud-est de la Libye », estime Hanafi, en ajoutant que « le soutien interne et régional apporté à l’Armée nationale au cours des deux dernières années pour combattre le terrorisme a changé profondément l’équilibre des forces en faveur de Haftar ». Pour l’expert, outre la présence accrue de l’Armée nationale libyenne dans l’est de la Libye, Khalifa Haftar a réussi au cours de l’année dernière à conclure un certain nombre d’ententes avec les Toubous et les Touaregs, deux grandes tribus qui contrôlent une grande partie du sud de la Libye.
Les loyautés tribales dans le sud ont permis à Haftar et à l’Armée nationale libyenne d’étendre facilement leur présence politique et militaire de l’est et au sud-ouest de la Libye. Avec ce rapprochement avec le sud, où s’activent plusieurs acteurs régionaux et internationaux, Haftar a pu réaliser des avantages politiques. Dans l’ouest, comme l’explique Aql, des alliances militaires continuent à reculer. « Aujourd’hui, il est difficile de déterminer qui est exactement la force militaire qui domine l’ouest libyen. Il devient aussi plus difficile de trouver un lien entre les entités politiques et les groupes militaires dans l’ouest. Ce qui a mené à une régression du poids politique de cette zone », dit Aql. Et d’ajouter : « Depuis le début de la scission, l’ouest libyen n’a pas de force militaire régulière. La scène militaire est dominée par des alliances de milices différentes qui s’accordent sur un certain nombre d’objectifs et des intérêts politiques, mais qui ne possèdent pas de vision nationale pour institutionnaliser leur force ».
2,4 millions d'électeurs sont enregistrés sur les listes éléctorales pour les élections de 2018. (Photo : AFP)
Si les données sur le terrain indiquent que l’équilibre des forces politique et militaire penche davantage vers l’est sur le plan régional et international, le Conseil présidentiel dirigé par Fayez Al-Sarraj, le seul à être reconnu par la communauté internationale, reste « un élément central de toute équation politique potentielle », estime Aql. Et d’ajouter : « Le soutien européen apporté à Tripoli, notamment par l’Italie, vise essentiellement à sécuriser ses investissements dans le domaine du gaz dans l’ouest et réduire le flux d’immigration clandestine en Europe à travers la Méditerranée », ajoute-t-il. Pourtant, selon Hanafi, des puissances occidentales comme la France, où Haftar et Al-Sarraj se sont rendus en juillet dernier, commencent à baser leurs médiations pour résoudre la crise libyenne sur les deux légitimités, à savoir la légitimité politique de Sarraj et la légitimité militaire de Haftar.
Dans le camp de l’est, le soutien étranger se renforce, notamment après le rapprochement de Haftar avec la Russie. Moscou compte sur d’éventuelles ventes d’armes, une fois l’embargo levé. Un accord de coopération militaire a été signé, en janvier 2017, entre Haftar et la Russie en vertu duquel Moscou s’engage à former les soldats de l’Armée nationale libyenne et à mener des manoeuvres militaires conjointes dans les bases militaires de Tobrouk et de Benghazi.
Pour Aql, l’est libyen sera la partie qui offrira le moins de concessions lors de la prochaine étape des négociations, puisque sa puissance militaire et ses alliances internes et externes ne cessent de se renforcer.
La scène libyenne se trouve aussi en pleine agitation, comme l’explique Hanafi, afin de préparer la mise en oeuvre de la feuille de route présentée par l’envoyé des Nations-Unies, Ghassan Salama.
Les élections … Un processus révélateur
L’équilibre politique et militaire interne et externe est totalement différent par rapport au contexte dans lequel l’accord de Skhirat a été signé, il y a deux ans. Une situation qui pourrait favoriser le fait que le processus électoral de 2018 mène vers la mise en oeuvre d’un accord politique, si les résultats de ce processus sont acceptés par tous les protagonistes internes et externes.
Pour Khaled Hanafi, les élections dont l’issue est jusqu’à présent incertaine pourraient « révéler à quel point l’équilibre des forces entre l’est et l’ouest a changé ». Et de conclure : « Les élections législatives de 2012 et de 2014 ont eu lieu dans un contexte de ni gagnant ni perdant sur le terrain entre l’est et l’ouest. Alors que les prochaines élections auront lieu dans un contexte de forces militaires relativement différentes. D'un côté, l’Armée nationale libyenne contrôle près des deux tiers du pays, qui englobe géographiquement la moitié de la population libyenne. D’un autre côté, la tenue des élections peut intégrer les militaires dans le processus politique ».
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