Le roi Salman et le président russe, Vladimir Poutine, au Kremlin le 5 octobre 2017.
(Photo : Reuters)
« Un événement emblématique ». Telles étaient les paroles du président russe, Vladimir Poutine, en recevant Salman Bin Abdel-Aziz Al Saoud, roi d’Arabie saoudite, dans la salle Andreevski, l’une des plus prestigieuses du palais du Kremlin. C’était le 4 octobre dernier et c’était la première visite officielle d’un souverain d’Arabie saoudite en Russie depuis l’établissement des relations diplomatiques entre les deux pays. Sous les projecteurs un paquet de 14 accords de coopération économique, et un autre portant sur l’achat de systèmes de missiles russes
S-400 ont été signés entre les deux pays, alors que sur des champs du conflit au Proche-Orient, ces deux puissances se trouvent dans des camps opposés. Se tourner vers la Russie, après une longue période de réserve reflète «
un changement majeur dans l’orientation de la politique étrangère du Royaume, qui est actuellement en pleine mutation dans tous ses axes : régional et international », comme explique Malek Auny, spécialiste des affaires régionales et directeur en chef de la revue
Al-Siyassa Al-Dawliya (politique internationale).
En parallèle, ce changement de diplomatie a été accompagné par d’autres changements internes, notamment sur le niveau social, qui ont fait un grand bruit ces derniers jours dans le Royaume. Le décret royal publié fin septembre, accordant pour la première fois un permis de conduire aux femmes, vient de briser un tabou (voir page 4). Toutefois, le changement au niveau diplomatique reste le plus profond.
Changement de cap
« Le Royaume est en train de revoir sa politique étrangère », indique le spécialiste. L’Arabie saoudite a adopté, lors de la première phase du règne du roi Salman Bin Abdel-Aziz Al Saoud, une politique étrangère qualifiée d’être « agressive », en essayant d’imposer « une politique du fait accompli en se lançant dans des affrontements directs avec les forces hostiles aux intérêts saoudiens dans la région ». Ceci a été particulièrement évident dans l’intervention militaire du Yémen en mai 2015, le soutien croissant de l’opposition anti-Bachar en Syrie et la tentative de former une alliance militaire islamique avec la Turquie. « Cependant, cette stratégie n’a pas permis d’atteindre les objectifs visés par le Royaume, c’est-à-dire contrarier la montée en puissance sans précédent de l’Iran et ses bras régionaux dans plusieurs pays arabes. Elle a été, contre elle, un facteur d’épuisement des capacités de Riyad, qui l’a entraîné dans des conflits sectaires prolongés, et qui a nui à son influence régionale », dit-il. Avis partagé par Hani Al-Assar, chercheur au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, qui pense que le Royaume, afin de restaurer sa position régionale et redresser son économie en baisse, s’est trouvé obligé de réajuster sa diplomatie « Le royaume s'oriente vers plus de pragmatisme, en cherchant des compromis avec les forces les plus influentes dans la région ».
Pétrole, Iran et Syrie
A Moscou, le Royaume voulait donc surmonter les divergences autour de deux grands dossiers : la Syrie et le pétrole. « La confrontation avec Moscou a été très coûteuse, soit sur le marché du brut, où l’effondrement des prix affecte aussi bien le budget russe que le budget saoudien, soit sur le champ de bataille en Syrie où la Russie apporte un soutien indéfectible au régime Bachar », dit Auny. La politique pétrolière, de ces deux principaux producteurs mondiaux de pétrole, s’accorde aujourd’hui autour d’une prolongation de l’accord sur la limitation de la production du pétrole brut. Concernant le conflit en Syrie, la diplomatie saoudienne devient plus pragmatique, en changeant de stratégie, comme estime Nourhane Al-Cheikh, professeure de sciences politiques à l’Université du Caire. « Il n’est plus question d’un départ immédiat de Bachar, le Royaume pourrait même accepter sa présence dans une période transitoire pour le règlement du conflit », explique-t-elle. Autre indice, ajoute Al-Cheikh : La participation, de Gueich Al-Islam, un groupe important d’opposition syrienne armée, soutenu par le Royaume, aux négociations d’Astana, n’aurait jamais lieu sans le feu vert saoudien.
Il semble aujourd’hui que la présence de Bachar ne soit plus un problème pour Riyad, mais c’est plutôt la présence des Iraniens sur le terrain en cas d’un règlement politique du conflit. « Atténuer le soutien russe à l’Iran semble être le moteur principal du déplacement du roi à Moscou », dit Al-Assar d’une part. D’autre part, Nourhane Al-Cheikh estime que la perte de confiance du Royaume envers son allié traditionnel, Washington, de tenir son engagement historique pour la sécurité du Golfe, a poussé le Royaume à « diversifier ses relations internationales » (voir entretien). Et ce, même si Riyad se déclare ouvertement satisfait de la politique américaine à l’égard de Téhéran, notamment de la décision de Trump de ne pas certifier l’accord sur le nucléaire iranien.
Plusieurs autres mutations stratégiques
L’invitation à Riyad de Moqtada Al-Sadr, leader chiite iraqien, le 30 juillet dernier, « a marqué aussi un tournant stratégique dans la diplomatie saoudienne beaucoup plus significative que la visite de Moscou », dit Al-Assar. Le rapprochement avec les chiites iraqiens démontre « une nouvelle approche dans la diplomatie saoudienne envers l’Iraq, où la carte sectaire recule, et l’Arabie ne se présente plus comme étant seulement le protecteur des sunnites dans la région, mais opte pour l’Etat national où se fusionnent toutes les sectes sans distinction », ajoute Auny. Renforcer les liens avec Bagdad fait également partie de la nouvelle stratégie saoudienne « d’essayer de faire perdre à Téhéran ses alliés régionaux et d’attirer l’Iraq dans son orbite », note le politologue.
Activer un « axe arabe » avec l’Egypte et les Emirats arabes unis, pour remplacer celui de « l’alliance militaire islamique » avec la Turquie, est considéré comme un autre revirement important dans la politique étrangère saoudienne. L’Arabie a commencé à prendre ses distances avec la Turquie après que cette dernière eut rejoint l’alliance Russie-Iran sur le dossier syrien, et plus récemment, a pris le parti du Qatar dans la crise du Golfe. « Ce manque d’un consensus stratégique entre Riyad et Ankara autour des défis régionaux a obligé le Royaume à changer de stratégie, et c’est pourquoi on a témoigné du retour de l’axe arabe comme le garant de la paix et de la stabilité dans la région », conclut Auny.
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