Au milieu de la rue Adli, l’une des plus grandes artères du centre-ville, une immense enseigne lumineuse, parmi tant d’autres, ne passe pas inaperçue. Accrochée à la façade d’un immeuble, le nom « Philips » y est inscrit. Pour la plupart des passants, ce n’est qu’une publicité de la célèbre marque d’électroménagers. De nombreux passants vont y jeter un regard furtif puis continuer leur chemin, tandis que pour d’autres, ceux qui connaissent l’endroit, cette enseigne indique l’accès vers un passage du même nom. C’est l’un des passages commerçants du centre-ville qui relie la rue Adli à celle de Mohamad Chérif Pacha. En forme de L, d’une largeur qui varie entre 2 et 4 m, il sépare deux rangées d’immeubles. Ici, personne n’entre par hasard, c’est comme un endroit secret où seuls les habitants et les habitués s’aventurent. D’ailleurs, c’est ce qui explique la relation amicale qui existe entre les habitants, les vendeurs et même les clients. On les voit se saluer, discuter comme de bons vieux amis. « Il n’y a rien de si spécial dans ce passage, tout ce qu’on trouve ici existe ailleurs, seulement, on est très attaché à l’endroit et aux commerces qui s’y trouvent », dit Ragui Mohsen, qui prend une pause dans un café situé dans ce passage. Ce café est l’endroit où tout le monde se rencontre : clients, vendeurs ou courtiers.
C’est un vieux passage qui existe depuis les années 1930, il date de la construction des immeubles qui l’entourent. Sur place, on trouve plusieurs librairies, un repasseur, un barbier et ce fameux magasin qui vend des lampes et des équipements électriques de la marque Philips. Cette échoppe est tout ce qui reste de la société néerlandaise qui occupait l’un des immeubles se trouvant tout le long du passage. « C’est mon père qui a acheté ce magasin dans les années 1940, et même quand la société néerlandaise a quitté l’Egypte, il a continué à vendre leurs articles et n’a pas voulu changer le nom de son magasin. J’ai fait de même, car je suis très attaché à ce passage, à cette échoppe et aux gens d’ici, même si les clients se réduisent comme une peau de chagrin », dit Nagui Gad, propriétaire du magasin Philips.
De la mélancolie
Ce même passage mène à trois immeubles qui appartenaient dans les années 1930 à Khalil pacha Amer et où habitaient des étrangers et des familles de l’aristocratie. Ce sont ces gens, ainsi que les artistes et les intellectuels qui constituaient les clients de ce passage, comme l’affirme Ahmad Al-Maghrabi, propriétaire d’une librairie qu’il a héritée de ses parents. Ce dernier regrette l’époque où les clients étrangers s’exprimaient dans leurs langues maternelles avec un mélange d’arabe. Il se souvient des vendeurs qui, eux aussi, utilisaient des mots d’origine étrangère en discutant avec eux. Ici, tout est nostalgie. On se remémore aussi l’allure élégante et le verbe distingué des anciens maîtres des lieux, à l’époque où le centre-ville était encore très élitiste. Aujourd’hui, les lieux comme les gens ont changé. La majorité des gens qui occupent le centre-ville, qu’ils soient clients ou vendeurs, sont issus d’une classe sociale plutôt modeste. D’après Al-Maghrabi, cela est dû à l’exode rural : les provinciaux ont envahi les quartiers de la capitale et surtout la zone du centre-ville.Un sentiment de nostalgie, voilàce qu’éprouvent les plus âgés, ceux qui ont connu l’époque glorieuse du centre-ville, comme témoignent la plupart d’entre eux. Ces derniers regrettent aussi le fait que les jeunes générations, venues d’ailleurs, n’ont aucune idée de la valeur et de l’histoire de cet endroit et ne s’y intéressent même pas.
Multifonctionnels
En fait, ces passages font partie du décor au centre-ville. Ils font partie de son style architectural. Le centre-ville regorge de ces passages qui sillonnent les immeubles de part et d’autre, occupant des espaces réduits et ayant des formes variées. A l’époque de l’édification du centre-ville, chaque architecte qui construisait un immeuble laissait un espace vide sur les côtés et l’arrière du bâtiment pour en faire un passage commerçant. C’est làoùles habitants du coin pouvaient trouver tout ce dont ils avaient besoin, comme le coiffeur, le repasseur, l’épicier, le cordonnier et d’autres commerces. De tels services étaient interdits dans les artères principales pour éviter de détériorer l’image du centre-ville ou d’amocher les façades des immeubles. Ces passages servaient aussi de raccourcis aux piétons qui les utilisaient pour écourter leur trajet en passant d’une rue àl’autre. Aujourd’hui, ils continuent àjouer un rôle important mais sous un autre aspect, et ce, àla suite des nombreux changements qui se sont opérés au centre-ville. Dans la même rue, Adli, juste devant la synagogue, se trouve Kodak, un autre passage, mais avec un aspect différent. Il porte le nom de l’entreprise de films qui a dominéle monde du cinéma et de la photographie populaire, et dont le siège en Egypte se trouvait dans un immeuble qui prend position le long de ce passage. Vaste, àciel ouvert, au parterre gazonné, ce passage est calme et tranquille. En général, ceux qui y pénètrent cherchent un endroit paisible, loin du vacarme et des embouteillages des rues du centre. Là, on trouve un restaurant du même aspect, simple et original, un grand magasin de chaussures et un caféoùl’on peut s’asseoir sur l’un des bancs dispersés au milieu de pots garnis de plantes placés tout le long du passage.
L’endroit idéal pour se reposer ou méditer. Une vraie pause. En passant par là, il est impossible de ne pas s’arrêter quelques secondes pour admirer la porte fermée et poussiéreuse d’une échoppe dont l’enseigne porte le nom de Café brésilien et qui a tant embauméle lieu avec son odeur de cafémoulu. Dès qu’on décide de chercher les passages, ils surgissent l’un après l’autre. Ils sont nombreux et prennent parfois les formes de ruelle, de couloir vide ou de cour. Les immenses façades des immeubles qui les cernent leur confèrent un caractère sacréde vie privée oùl’on peut profiter d’une température douce même en plein été. Pour acheter un briquet original, de l’excellent tabac ou une pipe signée, il n’y a qu’une seule destination : Babik. Ce magasin unique situéàla fin du passage d'Al-Central est le premier àavoir ouvert ses portes en 1930 et dont le propriétaire est l’arménien Babik. Une échoppe àl’allure modeste, qui a contribuéàfaire connaître ce passage, d’oùsa réputation. «En fait, ces passages qui existent encore et jouent un rôle important font partie de l’ordonnancement architectural de jadis », dit Rafik William Babik, propriétaire actuel du magasin. Cependant, les visiteurs de ce passage ne sont pas seulement des amateurs de tabac, il y a aussi ceux qui sont àla recherche de vêtements àprix modérés ou des friandises. Dès qu’on dépasse Babik, le passage se transforme en un grand souk avec des magasins collés les uns aux autres. Les marchandises sont exposées au milieu du passage ou accrochées sur les murs et les portails des grands immeubles.
Un décor aujourd’hui différent
La scène ici ressemble àune carte postale qui représente Le Caire khédivial avec tout son charme et la richesse de ses bâtiments, mais qui est envahi aujourd’hui par des marchands ambulants qui imposent leur loi et leur culture. «Ces passages ont commencé à se dégrader entre la fin des années 1990 et le début des années 2000. Bien des choses ont changé dans la société et cela s’est répercuté sur les rues et les passages du centre-ville. Les gens qui y vivaient autrefois ont quitté l’endroit, plusieurs magasins ont changé d’activité et la clientèle n’est plus la même », dit Ahmad Al-Maghrabi, propriétaire d’un magasin de vêtements dans le passage Al- Central. Juste en face, sur un autre trottoir, se trouve Al-Américaine, un passage plus récent, construit il y a 25 ans. En forme de demi-cercle et très étroit, il porte le nom du célèbre restaurant A l’Américaine, qui se trouve non loin de là. On y vend aussi du tabac et tout le nécessaire pour les fumeurs, mais ce passage n’a pas la belle réputation de Babik, car les clients ne sont pas les mêmes dans les deux passages. Comme tout autre endroit au centre-ville, ces passages représentent un panorama historique de l’évolution urbaine. Se rendre d’un passage àl’autre c’est passer d’un monde àl’autre et chacun est distinct des autres. Arrivéàla rue Qasr Al-Nil, il y a le passage Behlar qui rappelle le charme d’une belle époque et qui se prolonge jusqu’àla rue Talaat Harb. C’est un bel exemple de la ville européenne construite sous Ismaïl pacha, le khédive d’Egypte. De larges trottoirs, des voûtes et des piliers style baroque et de jolis magasins qui accueillaient une clientèle distinguée. Aujourd’hui, les articles ne sont plus importés de France ou d’Italie comme ce fut le cas autrefois, mais de Chine et l’on en trouve partout. Cependant, certains clients sont convaincus que les articles que l’on vend dans cette rue diffèrent de ceux d’ailleurs. D’après Atef Sayed, propriétaire d’un magasin d’articles en cuir, ce passage est le témoin d’une belle époque. Les clients s’y baladaient tirés àquatre épingles, et leurs parfums embaumaient le lieu. «J’ai l’impression que des clients ont peur de revenir ici, pensant que ce n’est plus le bel endroit pour eux, car ils gardent en mémoire les souvenirs d’autrefois. La beauté du lieu impose le respect », dit Atef, en ajoutant que ce passage porte le nom de Charles Behlar, le Suisse qui possédait des immeubles ressemblant àceux de la rue Rivoli àParis. Plus on avance, plus on tombe sur d’autres passages. Abou- Régueila, Al-Gueich, Al-Chawarbi, Estoril et d’autres passages oùl’on trouve des magasins, des restaurants, des cafés, des immeubles, des habitants, des passants et des clients. Tout cela résume àla fois le temps passéet le temps présent.
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