Professeur de sciences politiques à l’Université des Emirats arabes unis, Abdel-Khaleq Abdallah livre son analyse sur la crise actuelle.
Al-ahram hebdo : La crise au Golfe bat son plein. D’aucuns estiment que le ballet diplomatique et les médiations régionales et internationales porteront leurs fruits, alors que d’autres s’attendent à une escalade. Qu’en pensez-vous ?
Abdel-Khaleq Abdallah : Personnellement, je partage la deuxième opinion. Malgré les efforts sincères et les médiations de plusieurs pays de la région, notamment du Koweït, des Etats-Unis et peut-être aussi de la Russie, je pense que la crise perdurera et qu’aucune réconciliation ne sera possible dans l’immédiat, et ce, à cause de l’obstination du Qatar.
En 2014, une crise semblable avait éclaté, mais elle a été vite désamorcée. Or, le Qatar a tenu une bonne conduite pendant seulement huit mois, précisément jusqu’au décès du roi Abdallah Bin Abdel-Aziz. Aujourd’hui, la crise est bien plus compliquée, et par conséquent, les obligations auxquelles le Qatar doit obéir sont beaucoup plus importantes.
— L’Iran a envoyé cinq avions de produits alimentaires au Qatar, et compte en livrer d’autres. Pensez-vous que les mesures de rétorsion prises à l’encontre du Qatar par ses voisins puissent éventuellement faire basculer ce pays dans l’orbite iranienne ?
— Il faut tout d’abord souligner que la famille des pays du Golfe reste solide grâce à l’axe que forment l’Arabie saoudite et les Emirats, avec Bahreïn et le Koweït. Le problème actuel ne concerne qu’un seul pays. Nous avons traversé beaucoup de crises dans le passé, et l’expérience nous a appris que les problèmes qui surgissent entre les pays du Golfe doivent toujours être réglés « en famille ». Le Qatar ne s’éloignera jamais de sa famille, et celle-ci ne le laissera pas s’éloigner. Quant à l’Iran, ce serait un choix suicidaire pour le Qatar. L’Iran a essayé de s’approcher du Yémen et le résultat fut l’opération « Tempête décisive ». Imaginez la réaction si l’Iran pense s’approcher du Qatar. Les pays du Golfe, qui se sont engagés au Yémen pour arrêter toute ingérence de l’Iran, ne permettront pas à ce pays d’infiltrer l’espace d’un pouce à travers le Qatar.
— Pensez-vous que le Qatar finisse par sacrifier une aile de son régime, voire la tête du régime, d’autant plus que la crise ne concerne pas que les pays du Golfe et que d’autres pays, comme l’Egypte, ont aussi des problèmes avec Doha ?
— Anwar Gargash, ministre d’Etat émirati aux Affaires étrangères, a déclaré à la presse qu’Abu-Dhabi et Riyad voulaient un « changement de politique » et non pas « un changement de régime » au Qatar. C’est ce que cherche aussi l’Egypte. Mais le changement politique qu’on demande est un changement de 180 degrés. Le Qatar doit tout de suite s’y atteler, sauf si les politiques actuelles de Doha traduisent les convictions du gouvernement. Dans ce cas-là, ce qui devra changer c’est celui-ci. Point à la ligne.
— A qui profite la crise actuelle ?
— L’Iran et la Turquie, bien entendu, les Frères musulmans aussi. De son côté, la Russie peut exploiter la crise pour maintenir une présence sur la scène internationale. Et plus la crise perdurera, plus ces parties en profiteront. Les pays du Golfe savent qui a intérêt à les affaiblir et à freiner leur développement.
— Vous avez utilisé le mot « famille » en parlant des pays du Golfe. Aujourd’hui, on se demande où sont passés les sages de la famille. Pourquoi n’arrivent-ils pas à mettre fin à cette crise ?
— Nous faisons confiance à la sagesse et à la dextérité du roi Salman Bin Abdel-Aziz pour gérer cette crise jusqu’à sa fin.
Moetaz Salama : Le projet idéologique du Qatar n’a plus de place
Moetaz Salama, qui dirige l’unité des études arabes au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, estime que seul un abandon total par le Qatar de ses politiques régionales est acceptable.
Al-ahram hebdo : Où va la crise du Qatar ?
Moetaz Salama : A mon avis, le facteur décisif est la position américaine. Dans ses déclarations, le président Donald Trump a affirmé que le Qatar avait « historiquement financé le terrorisme à un très haut niveau », et l’a appelé à « mettre un terme à ce financement ». Je pense donc que la position américaine est cruciale dans cette crise, et en tout cas, il est difficile d’imaginer que l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn s’arrêteront à mi-chemin après avoir pris une série de décisions sévères à l’encontre du Qatar. Avant de prendre de telles décisions, ils ont dû calculer la réaction du Qatar et la possibilité de son refus de reconsidérer sa politique.
La situation actuelle est une pause décisive avec le Qatar qui est appelé à faire un choix. Bref, il est très peu probable de voir cette crise se dissiper comme si de rien n’était.
— S’agit-il d’un revirement de la politique américaine vis-à-vis du Qatar ?
— Bien sûr. Mais ce n’est pas inhabituel aux Etats-Unis. Chaque administration a sa propre vision du monde et sa stratégie globale. Les orientations de l’Administration Trump sont tout à fait différentes de celles de l’Administration Obama. La politique étrangère d’Obama était celle du désengagement du Moyen-Orient. Quant à l’Iran, ses relations irritaient les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) qui refusaient que Washington les place au même niveau de relation que leur ennemi régional. Je ne cherche pas à dire que le revirement américain relève de l’opportunisme, mais c’est plutôt un changement de politique. L’Administration actuelle estime qu’un partenariat fort avec les pays du CCG, impliquant des « mega deals » aux montants records, serait dans l’intérêt des Etats-Unis. Et c’est cette vision qui gouvernera les relations avec Washington pour des années à venir.
— Comment placez-vous l’Egypte dans cette crise ? Sa position est-elle motivée par la politique du Qatar à son égard ou par une volonté de soutenir les pays du Golfe ?
— Les deux. D’une part, la position de l’Egypte contre le Qatar est politiquement motivée. Et s’il se trouve que d’autres acteurs influents, régionaux et internationaux en sont arrivés à la même conclusion, à savoir que le Qatar soutient le terrorisme, ce que l’Egypte savait depuis des années, c’est sans doute une victoire importante pour l’Egypte qui a pu imposer sa vision. D’autre part, je crois qu’en soutenant l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et Bahreïn dans leur position vis-à-vis du Qatar, l’Egypte a agi au service de ses intérêts avec ces trois pays qui dépassent dans leur importance tout autre bloc au Golfe ou ailleurs. Donc, que ce soit au niveau de sa politique étrangère ou à celui de ses calculs d’intérêts, je crois que l’Egypte a agi intelligemment.
— Quelle serait d’après vous la décision du Caire au cas où le Qatar reconsidèrerait sa politique hostile ?
— Je pense qu’une résolution de la crise serait dans l’intérêt de l’Egypte et des autres pays du Golfe. Mais le Qatar devra d’abord répondre aux conditions et aux demandes qui lui sont posées. L’Egypte ne tardera pas bien entendu à participer au règlement de cette crise, mais si la médiation égyptienne risque de soulever des susceptibilités, son intervention ne sera pas bénéfique dans ce cas.
— Ces demandes et conditions posées au Qatar impliquent-elles un changement de politique ou un changement de régime ?
— N’importe quel changement qui débouche sur la consécration des mêmes politiques et du même projet idéologique ne sera accepté ni par les autres pays du Golfe ni par l’Egypte. Les pays du Golfe ont beaucoup patienté, ils ont multiplié les avertissements et se sont investis dans des efforts de bons offices avant que la crise n’éclate au grand jour. Aujourd’hui, ils n’accepteront rien de moins qu’un abandon total par le Qatar de ses politiques régionales et de son soutien aux Frères musulmans. La réalité d’aujourd’hui est telle que les politiques et le projet idéologique du Qatar, accusé de soutien au terrorisme, ne sont plus du tout acceptables et n’auront plus leur place dans le Golfe.
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