Comme à l’accoutumée, Georges Kypréos, poète, écrivain et historien grec se rend tôt le matin au café
Délices situé au centre d’Alexandrie, pour prendre son petit-déjeuner sur la terrasse, et humer l’odeur salée de la mer. Malgré les années, il n’a jamais changé ses habitudes et tout le monde, dans le quartier, le connaît. A son arrivée, on peut entendre des : «
Calimera khawaga Kypréos », soit : bonjour Kypréos, l’étranger. Quelle que soit la personne qui le salue, son nom est toujours précédé du terme
khawaga. Georges, 79 ans, est né à Alexandrie. Il est issu d’une famille grecque. Son grand-père, originaire de la ville de Chios en Grèce, a émigré à Alexandrie en 1902. Lorsqu’on lui demande ce qu’il ressent en étant alexadrin, il laisse échapper un grand soupir et un large sourire se dessine sur son visage puis dit : «
C’est ma ville natale, c’est le sourire, c’est la mémoire et c’est le bruit ». Georges s’exprime dans un français parfait. Il parle cette langue chez lui, en famille. Le grec est la langue avec laquelle il communique avec ses compatriotes et les membres de sa communauté. Mais quand il veut montrer qu’il est alexandrin, il parle en arabe, même si celui-ci a un accent grec. Marié à une Française, il passe son temps entre la France, la Grèce et Alexandrie. «
Ce sont les endroits auxquels j’appartiens », ajoute-t-il.
Georges est l’un des 1 500 Grecs qui ont choisi de rester à Alexandrie et qui forment aujourd’hui la communauté grecque de cette ville portuaire. Bien qu’on rencontre des Grecs dans d’autres gouvernorats, ceux d’Alexandrie ont eu une influence et un impact particuliers sur la société et l’histoire de cette ville. Ils ont notamment participé à sa gloire d’antan. « C’est la diaspora grecque qui a créé l’esprit cosmopolite de la ville d’Alexandrie. Les Grecs sont la plus grande communauté étrangère d’Egypte. Dans les années 1940, quand le nombre d’étrangers, toutes nationalités confondues, atteignait 80 000 personnes, 40 000 étaient grecs », affirme Kypréos.
Aujourd’hui, même si ce chiffre a considérablement chuté, cette communauté continue d’exister et lutte pour ne pas disparaître. « Nous sommes parfaitement intégrés dans la société, mais avons conservé notre identité grecque. C’est ce qui fait notre particularité », explique Aliky Antonios, propriétaire et gérante du restaurant et café Délices, fondé en 1922. C’est un endroit de prédilection où les Grecs se retrouvent pour déguster des mets occidentaux et des spécialités grecques comme la moussaka, l’olavos et le baklava. Aliky affirme que les membres de sa communauté aiment venir dans son restaurant pour retrouver les saveurs des plats grecs. Mais que de nombreux Egyptiens, et même des personnes d’autres nationalités, sont également attachés à l’endroit. Le café Délices n’est pas seulement un restaurant où les Grecs se rassemblent pour écouter de la musique ou déguster des plats grecs. C’est aussi l'un des derniers endroits d’Alexandrie qui rappelle le cosmopolitisme d’antan. Ici, la majorité des clients parlent grec et même les Egyptiens qui y travaillent ont fini par avoir une certaine connaissance de la langue. On entend également d’autres langues et on rencontre des gens des quatre continents.
Une histoire commune
Réception à l'Association hellénique scientifique en présence de sa présidente, Lilika Pandelis, du patriarche d'Alexandrie, Thlivitis Beatitude, du consul général, Emmanuel Kakavelakis, à l'occasion du réveillon du Nouvel An.
Même s’ils conservent leurs mythes et leur histoire, les Grecs se sentent complètement intégrés dans la société alexandrine. Ils vouent un grand amour à cette ville et ce, depuis qu’Alexandre le Grand l’a choisie pour y construire son empire en 332 av. J.-C. Du temps de la dynastie ptolémaïque, Ptolémée avait établi Alexandrie comme capitale, et Cléopâtre en fut le dernier gouverneur (voir encadré). Depuis cette époque et jusqu’à aujourd’hui, la communauté grecque a beaucoup influencé la ville. Des rues ou des quartiers portent des noms grecs comme Zizinia, Ganacklis, Glim, et une bonne partie du champ lexical alexandrin comporte des mots grecs. Le dessert locomades (loqmet al-qadi en arabe) est un nom grec, les gambaris (crevettes) aussi est un mot grec, le barbonia et le bissarya, deux types de poisson, sont eux aussi d’origine grecque. Cependant, la relation gréco-alexandrine n’a jamais été à sens unique et la ville a elle aussi inspiré et modifié ses habitants venus d’ailleurs.
Les Grecs sont connus pour être des personnes intègres dont le comportement est irréprochable. Ils sont d’excellents travailleurs et sont spécialisés dans le commerce et l’artisanat. Dans presque tous les films d’antan on trouve un ou deux personnages grecs, bijoutier, couturier ou restaurateur. Toujours des personnes sympathiques, aimables, à l’accent légèrement différent. « La relation qui lie la communauté grecque à la ville d’Alexandrie a toujours été une relation d’échange. C’est notamment ce qui a permis à cette relation de grandir et de s’épanouir », déclare Emmanuel Kakavelakis, le consul général grec à Alexandrie. Il ajoute que c’est son cinquième poste à l’étranger et que lorsqu’on lui a annoncé qu’il serait affecté à Alexandrie, il a immédiatement ressenti la grandeur de sa mission, qui consisterait à représenter l’héritage historique de la Grèce à Alexandrie. « O kalos filos stin fourtouna fainete », dit-il (un bon ami, on le retrouve toujours en plein milieu des eaux troubles). C’est avec ce proverbe grec qu’Emmanuel Kakavelakis décrit la relation singulière qui unit la Grèce à l’Egypte et qui s’est consolidée notamment grâce à la présence de la communauté grecque à Alexandrie. Il parle en pointant du doigt deux grandes salles situées au deuxième étage du consulat. Sur la première se trouvent des dizaines de photos en noir et blanc qui représentent en détail la vie quotidienne des Grecs à Alexandrie, tandis que dans l’autre, se trouvent les archives de la presse grecque d’Alexandrie de ces 100 dernières années. « C’est notre histoire commune », lance le consul. C’est en effet la gloire d’un passé révolu, dont il ne reste presque rien aujourd’hui.
Une communauté qui s’effrite
Un serveur grec de Délices montre des photos anciennes
de la communauté grecque d’Alexandrie.
Beaucoup de Grecs ont aujourd’hui quitté le pays, soit pour rentrer définitivement en Grèce ou pour s’installer en Australie, aux Etats-Unis ou au Brésil pour tenter de créer de nouvelles sociétés cosmopolites. Mais leur nombre diminue comme une peau de chagrin. Selon l’archéologue Ahmad Abdel-Fattah, Alexandrie a perdu son cosmopolitisme d’antan avec l’émergence de l’islamisme radical. Dans ce contexte, beaucoup de Grecs ont quitté la ville parmi d’autres communautés. Mais bien avant, après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup d’étrangers sont partis, et cette tendance s’est poursuivie après la Révolution de 1952, durant laquelle les slogans du nationalisme ont pris l’ascendant, encourageant l’exode rural. Un très grand nombre d’étrangers, qui formaient la majorité des habitants, ont quitté Alexandrie sans retour et d’autres habitants originaires d’autres gouvernorats avec une culture tout à fait différente sont venus à leur place. Après 1967, suite à la défaite, un autre exode a eu lieu venant des villes de la région du Canal de Suez, et dont les habitants n’appréciaient pas beaucoup les étrangers. Depuis cette date, comme le souligne Fathi Abou-Ayana, professeur de géographie humaine à l’Université d’Alexandrie, la ville est devenue le miroir qui reflète les changements au sein de la société égyptienne.
L’époque de Sadate a vu l’avènement des islamistes, et cette situation s’est accrue à l’époque de Moubarak. Alexandrie s’est alors retrouvée face à une culture et des traditions différentes. Il était donc normal que les Grecs, comme les autres communautés, se transforment en minorité.
Aujourd’hui, malgré leur petit nombre et les conditions économiques difficiles en Egypte et en Grèce, des Gréco-Alexandrins comme Vafiadis, Makhoula, Siokas et Makris excellent encore dans les domaines de l’imprimerie, du tourisme et de l’industrie. Ils se connaissent tous, et se rencontrent dans les différentes occasions dans certains endroits qui demeurent purement grecs.
La majorité d’entre eux ont la nationalité égyptienne. D’après l’avocat Mohamad Doweidar, conseiller légal de l’Association des Grecs d’Alexandrie, tous les Grecs vivant en Egypte depuis plusieurs générations ont obtenu la nationalité. « D’autres l’ont obtenue suite à un accord signé dans les années 1980 entre l’Egypte et la Grèce qui a permis à de nombreux Grecs vivant en Egypte d’obtenir la nationalité égyptienne, et inversement, à nombre d’Egyptiens vivant en Grèce d’obtenir la nationalité grecque », poursuit-il.
A Ibrahimiya, un des quartiers où n’habitaient avant que des Grecs, il n’en reste aujourd’hui qu’une dizaine, et l’endroit a perdu son caractère d’antan. Les villas, d’où émanait l’odeur du jasmin et d’où s’échappait une belle musique, ont disparu et ont été remplacées par de grands immeubles et magasins dont les propriétaires, natifs d’autres gouvernorats, ignorent l’histoire du quartier et de la ville. En passant par la rue de la gaieté, difficile de ne pas se rappeler les voitures ornées de fleurs qui y circulaient à la veille de Pâques et les cris de joie lancés par les habitants pour les accueillir. C’est dans ce quartier que Demis Roussos, le chanteur grec, est né et a passé une partie de sa vie. Non loin, dans le quartier de Chatbi, surnommé aujourd’hui le quartier grec, se trouve un grand espace où sont réunis l’Association des Grecs d’Alexandrie, le Club sportif et social dont les membres sont tous des Grecs, des écoles primaires, le consulat et une maison de retraite pour personnes âgées. Plus loin, on peut voir des cimetières grecs. « Ici se trouve la première communauté hellénique au monde représentant 174 années d’histoire moderne. A présent, la communauté compte seulement 1 500 membres. Les Grecs n’ont jamais été considérés comme des étrangers car ils ne sont pas venus pour conquérir le pays. Au contraire, ils ont ouvert des commerces, des banques, des hôpitaux, des entreprises et ont beaucoup développé l’artisanat. Ils ont même contribué à l’essor culturel de la ville. Nous sommes bien intégrés dans la société, et le peuple égyptien nous apprécie », rappelle Jhon Papadopoulos, président de la communauté grecque d’Alexandrie. Lui-même est né à Alexandrie, et comme son père, il s’est marié avec une Egyptienne. Il n’a vécu en Grèce que 5 ans et a fait ses études ici, à l’université, comme tout citoyen égyptien. Actuellement, révèle-t-il, les écoles grecques ne comptent plus que 70 élèves. Ce sont les enfants de la communauté grecque ou ceux des Grecs étrangers qui travaillent à Alexandrie. Après le salut matinal aux deux drapeaux, égyptien et grec, les élèves étudient les programmes grecs, enseignés par des professeurs grecs envoyés par le ministère de l’Education à Athènes. A quelques pas de l’école, de l’autre côté de la cour, se trouve Manna, la maison de retraite qui compte 23 personnes, dont Héléna, la plus âgée, qui vient de fêter ses 101 ans. « On n’a jamais pensé quitter Alexandrie, notre ville, même si beaucoup de nos proches l’ont fait. Nous, nous partons en Grèce pour de courtes visites, puis nous revenons ici », affirment Yoana Critiko, 78 ans, et Demetra Franizidis, 87 ans, qui comme tous les résidents de Manna, se trouvent là parce qu’il n’y a plus personne pour prendre soin d’elles. Beaucoup de leurs proches sont partis et d’autres sont décédés. Mais l’Association des Grecs d’Alexandrie prend en charge ces personnes âgées afin qu’elles ne manquent de rien, tout comme elle vient en aide aux personnes démunies d’origine grecque. « Nous faisons des visites régulières dans cette maison de retraite. Nous chantons et nous dansons avec nos grands-parents, et je ramène avec moi des gâteaux que nous dégustons tous ensemble. Nous avons un devoir moral envers ces personnes », reprend Aliky, propriétaire de Délices. Entre la génération des enfants et celle des grands-parents, il y a celle des parents et des plus jeunes. Ceux-là préfèrent se retrouver au Club grec pour échanger les dernières nouvelles et suivre les activités de leurs enfants. Ce sont des gens plutôt conservateurs qui font des allers-retours entre la Grèce et l’Egypte et dont certains attendent l’occasion pour partir ailleurs. « Cette situation n’est pas propre aux Grecs. Les Egyptiens aussi voudraient envoyer leurs enfants étudier dans des écoles internationales ou avoir l’opportunité de travailler ailleurs », explique Elias Guirguis, directeur d’une société et père de deux enfants qui vivent en Grèce avec leur mère.
Entre réalité et nostalgie
Papadopoulos, le président de l’Association des Grecs d’Alexandrie, explique que la communauté grecque d’Alexandrie, comme partout ailleurs, doit faire face à des défis d’ordre financier et que pour l’association, le vrai challenge, c’est d’aider les Grecs à maintenir en bon état leurs propriétés et leur patrimoine dont la maintenance coûte très cher. « Nous comptons sur l’aide des Grecs riches et celle du gouvernement grec, mais il faut reconnaître que la situation dans les deux pays n’est pas au beau fixe », ajoute-t-il.
Malgré cela, l’image dorée de la perle de la Méditerranée brille toujours dans les yeux des Grecs. « En Grèce, prononcer le mot Alexandrie provoque encore une sensation magique », affirme Byron Vafiadis, propriétaire d’une imprimerie. Ce dernier, qui représente la troisième génération de sa famille venue s’installer à Alexandrie lors de la Première Guerre mondiale, habite toujours ici avec ses enfants et ses petits-enfants. « Ma fille est mariée à un Egyptien qui parle le grec mieux que moi », dit Vafiadis en riant. Cette famille partage sa vie entre Alexandrie, la Grèce et l’Allemagne, pour des raisons professionnelles et pour les études des enfants. Cependant, Alexandrie reste le point central des affaires et des rencontres. Comme c’est le cas de presque tous les Grecs qui habitent encore à Alexandrie. « Ce cosmopolitisme alexandrin a poussé chacun de nous à sortir ce qu’il y a de mieux et c’est ça qui a fait la particularité de notre présence ici. En outre, nous ne sommes pas une espèce en voie d’extinction. L’émigration est un phénomène naturel qui va et vient en fonction des changements qui s’opèrent dans le monde. Personne ne peut prédire ce qui va se passer », conclut Vafiadis.
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