Pur hasard ou effet d’annonce calculé et programmé ? Jeudi 23 février, alors que s’ouvraient à Genève les pourparlers de paix sur la Syrie, des groupes rebelles pro-turcs ont annoncé la prise du centre de la ville d’Al-Bab, dernier fief de l’Etat Islamique (EI) dans la province d’Alep. Une façon pour la Turquie de dire encore qu’elle est bien là, que c’est un acteur incontournable et même revigoré de l’équation syrienne. Et Ankara de crier haut et fort qu’elle a rempli le dernier objectif qu’elle s’était fixé lorsqu’elle est intervenue militairement en Syrie il y a six mois avec la reprise d’Al-Bab, comme l’a déclaré vendredi le chef d’état-major de l’armée turque.
Ankara ne compte d’ailleurs pas s’arrêter là. « Après, nous nous dirigerons vers Manbij, puis Raqqa », ne cesse de répéter le président turc, Recep Tayyip Erdogan. En effet, pour la Turquie, l’enjeu est majeur : à quelques kilomètres à l’est d’Al-Bab commencent les territoires sous contrôle des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), alliance dominée par les Kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), le bras armé du Parti de l’union démocratique (PYD). Et, pour Ankara, c’est un groupe terroriste qu’elle considère comme la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). La Turquie avait ainsi désigné Al-Bab comme l’objectif final de l’opération « Bouclier de l’Euphrate ». Pour le gouvernement d’Ankara, prendre cette ville permettrait d’établir un tampon entre les différents territoires contrôlés dans le nord de la Syrie par des groupes kurdes qu’elle qualifie de « terroristes ».
Les YPG pourraient donc être la prochaine cible de l’armée turque, n’en déplaise aux Etats-Unis, qui les forment et les arment. La Turquie voit d’un mauvais oeil le soutien apporté par les Etats-Unis aux FDS pour combattre l’EI. Ankara propose à Washington de lancer une offensive conjointe contre Raqqa, en appui à des rebelles syriens pro-turcs. « Ce que nous voulons, c’est que l’opération de Raqqa soit menée non pas avec les terroristes des YPG, mais avec l’Armée syrienne libre », a rappelé jeudi le ministre turc de la Défense, Fikri Isik.
Outre ces détails sur la guerre contre Daech (voir article page 4), le rôle de la Turquie a nettement évolué depuis le début de la crise syrienne : D’une position résolument anti-Assad, la stratégie turque s’est assouplie au fil du temps. « Au début de la crise syrienne, tout le monde pensait que le régime de Bachar allait être renversé, et c’est dans cette optique que la Turquie s’était, initialement, positionnée contre Bachar. Mais depuis, les choses ont bien changé. La réalité sur le terrain, notamment depuis l’entrée en jeu de la Russie en septembre 2015, et le désengagement progressif des Etats-Unis ont clairement fait pencher la balance en faveur du président syrien, qui est certain de rester au pouvoir, du moins, pendant une période de transition », explique l’analyste politique Hicham Mourad. Et d’ajouter : « Les Turcs sont réalistes, ils en ont pris conscience. C’est pour cela qu’ils ont mis de l’eau dans leur vin. Ils savent que le départ d'Assad n’est pas une option, c’est pour cela qu’ils ne posent plus cette condition. Il y a aussi le contexte du rapprochement entre Ankara et Moscou. Ce rapprochement s’est fait pour de nombreuses raisons, notamment économiques (tourisme, gaz, etc.). Malgré leur antagonisme de base quant à la crise syrienne, Ankara ne pouvait pas se permettre de gagner l’inimitié de Moscou, elle s’est dit : il n’a qu’à rester après tout, l’essentiel, c’est qu’il n’y ait pas de concession sur la question kurde ».
Justement, l’unique constante dans la politique turque est la question kurde, et à ce sujet, Ankara ne risque pas de faire volte-face ou de changer de stratégie, et les Turcs resteront intraitables. « Pour Ankara, l’essentiel, c’est que tout éventuel règlement de la crise syrienne n’aboutisse pas à un renforcement des Kurdes dans la région. Un point c’est tout. Tant que le maintien de Bachar, la suprématie de Moscou en Syrie ne changeront rien au statu quo kurde et ne renforceront pas les Kurdes, c’est bon, tout compte fait », estime Mourad.
En effet, les ambitions territoriales des milices kurdes constituent aux yeux d’Ankara une menace existentielle. Leur exclusion des pourparlers de Genève de jeudi dernier, comme des précédentes réunions sur le conflit syrien, était une exigence turque, imposée aux Etats-Unis autant qu’à la Russie. Et un point en faveur d’Ankara. Car, contrairement aux précédents pourparlers de Genève, organisés en 2012, en 2014 et en 2016 sous l’égide de l’Onu, la Turquie se sent en position de force. Elle l’est déjà depuis les premières négociations qui ont lieu à Astana, la capitale du Khazakhstan (23 janvier 2017). Indépendamment des faibles résultats obtenus, le fait qu’une réunion entre le régime syrien et une partie des groupes rebelles a été tenue sous les auspices des trois parrains, la Russie, la Turquie et dans une apparente moindre mesure, l’Iran, était en soi une victoire pour Ankara.
Aujourd’hui, la Turquie se trouve dans un partenariat quelque peu asymétrique avec la Russie et l’Iran. Si ces deux derniers ont toujours maintenu des positions en faveur du régime syrien, Ankara, elle, a soutenu la rébellion mais a opéré un changement considérable en ne faisant plus du départ de Bachar Al-Assad un préalable aux négociations. Un changement de position lui a permis de se remettre au centre du jeu diplomatique et qui vient s’ajouter aux autres atouts de la Turquie : les étroits contacts avec les multiples groupes rebelles présents sur le terrain et la certitude que, sans son accord, aucune avancée significative ne peut être réalisée. Ankara a ainsi su devenir un acteur incontournable de la crise syrienne.
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