Al-Ahram Hebdo : Vous abordez souvent dans vos écrits la question du vieillissement de l’Etat égyptien. Peut-on parler de vieillissement d’un Etat ?
Nabil Abdel-Fattah : Il s’agit du vieillissement de l’Etat égyptien moderne qui s’est construit à l’époque de Mohamad Ali pacha et Ismaïl pacha, en s’axant autour de plusieurs questions, dont la modification du corpus juridique pour passer de l’Etat de la position sociale et des lois coutumières au régime du contrat social. Cela s’est accentué à l’époque d’Ismaïl pacha, où l’économie égyptienne a été intégrée au système économique mondial. L’Egypte est passée ainsi à une nouvelle étape. Les secteurs qui ont participé à la construction de cet Etat étaient le corps bureaucratique, l’institution militaire et les intellectuels qui avaient été envoyés par Mohamad Ali et Ismaïl pacha en formation en Europe.
Puis, il y a eu la Révolution du 23 Juillet 1952 menée par les Officiers libres qui avaient une vision militariste de l’Etat, à savoir restreindre cet Etat à l’élite gouvernante. Ainsi, les anciennes structures de l’Etat ont continué sans réformes, ni dans les appareils de l’Etat, ni dans les rapports entre les pouvoirs, ni dans la culture qui concerne la notion de l’Etat en tant que concept moral dissocié de ses composantes qui sont le peuple, le territoire, la souveraineté, etc. Tout cela n’entrait ni dans la perception des Officiers libres, ni dans celle de l’appareil de l’Etat idéologique, sécuritaire ou bureaucratique.
— Qu’est-ce qui a mené à cet état de vieillissement ?
— A l’ombre des évolutions, au fil des ans et jusqu’à aujourd’hui, du régime de Juillet 1952, les structures de l’Etat se sont atrophiées et ses capacités se sont érodées au fur et à mesure. Sans oublier l’affaiblissement de la dynamique des pouvoirs de l’Etat et la pléthore de l’appareil bureaucratique étatique. Ce qui a mené à une sorte de paralysie. Il y a eu en même temps une ruralisation de la composante humaine des bases sociales et des cadres qui oeuvrent au sein de cet Etat. A un point où cet Etat est devenu si poreux que des groupes de l’islam politique, comme les Frères musulmans ou les groupes salafistes, ont pu infiltrer la composante humaine de l’appareil bureaucratique. Cet appareil porte désormais des valeurs rurales, religieuses et populaires liées à la culture rurale dans sa diversité.
— Peut-on parler d’une modernisation possible dans ces conditions ?
— Effectivement, la perception de cette composante humaine des appareils de l’Etat, concernant le temps, est caractérisée par la lourdeur et non par le dynamisme et la vitesse qui permettent d’absorber les changements. Ce point est hautement dangereux, car l’Etat égyptien a toujours joué un rôle d’avant-garde dans la modernisation en Egypte, même dans le domaine culturel, vu le rapport historique entre l’intellectuel égyptien et l’Etat dont il a été l’une des composantes ayant participé à sa construction depuis Mohamad Ali pacha jusqu’aux années 1980. L’intellectuel de l’Etat est une caractéristique purement égyptienne que l’on ne retrouve ni dans les autres pays arabes, ni dans les autres pays.
L’Etat n’est plus le moteur de la modernité en Egypte. Il se contente seulement de traiter avec la modernisation technique sans regard pour les valeurs de la modernité et des visions modernistes. La technologie est utilisée à but utilitaire sans plus.
— Quels sont les impacts politiques de ce vieillissement ?
— Le plus dangereux à l’ombre du régime de Juillet 1952 c’est la restriction de l’Etat au concept autoritariste. Le régime s’est ainsi limité à la fin du règne de Moubarak au président, sa famille et un nombre de centres de pouvoir autour de lui. Puis l’Etat s’est restreint aux appareils militaristes, sécuritaires et bureaucratiques. Cela a mené au fait que pour ces appareils, l’Etat c’est eux, surtout suite aux trois phases transitoires après le 25 janvier.
— Mais ce vieillissement dont vous parlez n’est-il pas paradoxal dans un pays avec un énorme potentiel de jeunesse ?
— Justement, ce vieillissement a également son effet sur le système de recrutement politique au sein du régime qui puise désormais dans des sources bien définies : la sécurité, l’armée, la justice, les services d’espionnage, et parfois dans les milieux technocrates comme des professeurs d’université par exemple affiliés au régime. Cela a mené à figer le paysage de telle sorte que les nouvelles générations ne peuvent pas infiltrer le système de recrutement de l’Etat. Cela a engendré un vieillissement de l’âge des dirigeants et l’hégémonie de la génération d’avant-Deuxième Guerre mondiale illustrée par les Officiers libres. Puis la génération d’après-Guerre mondiale et celle des années 1960. La génération des années 1970, qui a haussé la voix pour réclamer durant les manifestations estudiantines de 1972-73 des réformes radicales dans l’Etat, a été évincée du recrutement politique au sein des appareils de l’Etat.
— Comment ce paradoxe va-t-il se traduire à l’avenir selon vous ?
— Il y a une vivacité au sein de cette génération de jeunes qui fait face à une paralysie des idées au sein de l’Etat. Une grande partie des jeunes ont tourné le dos à l’Etat. Et vu que l’espace public est sous contrôle, ces générations de jeunes se sont tournées vers l’espace virtuel où il n’y a pas de restrictions. Cet espace est le théâtre de manifestations minute par minute, qui suivent et critiquent l’élite gouvernante. Et cet engouement pour l’espace virtuel s’est étendu aux zones rurales. N’importe quel harcèlement contre une femme ou quelle atteinte aux droits de l’homme sont vite repris, filmés et diffusés.
Cela se poursuivra tant que l’espace public réel est restreint et sous contrôle à cause de la nécessité d’instaurer la sécurité et de ranimer l’économie pour permettre de pourvoir des postes de travail à ces jeunes souffrant de chômage. Mais il faut noter également que ce retrait vers l’espace virtuel est aussi dû à l’absence d’une politique de l’espoir en Egypte.
— Cet espace virtuel ouvert et libre est également en contradiction totale avec le conservatisme ambiant, dont vous parliez plus haut ...
— Oui, il y a un salafisme ambiant. Salafisme dans les appareils de l’Etat, que ce soit dans les idées ou dans les méthodes de travail, et en même temps un salafisme religieux répandu dans les milieux des fonctionnaires de l’Etat. Les déclarations fracassantes à propos de la femme, du sexe, des écrits littéraires et de Naguib Mahfouz par certains députés au parlement sont une illustration de l’hégémonie de cette pensée salafiste complètement détachée de la réalité sociale en Egypte et ses mutations, et détachée également des générations nouvelles et de la révolution numérique.
— Il y a ainsi plusieurs contradictions et paradoxes qui se chevauchent. Il y a un salafisme au sein des appareils de l’Etat, au sein du parlement et au sein de la société. Celle-là même qui s’est soulevée contre les Frères musulmans en 2013 … Le tableau est assez complexe. Ne croyez-vous pas ?
— La société n’est sous l’emprise ni d’une seule tendance ni d’une seule dynamique. Elle évolue sous l’effet de dialectiques diverses. Tout mène en ce moment vers plus d’individualisation. L’individu est absent en tant que tel dans les sociétés arabes, notamment en Egypte. Les valeurs patriarcales et néo-patriarcales sont toujours de mise et surfent sur certaines idées religieuses et salafistes. Ces idées sont répandues certes, mais en même temps, d’autres idées se développent autour de l’individualité, de la libre volonté et de la nécessité de l’existence d’un espace privé, même si ce dernier est numérique. Dans les tweets et les statuts sur Facebook, il y a une grande atteinte à ce qui était considéré jusque-là comme des tabous. La structure des tabous est en train de se fissurer même dans les tweets politiques ou sociaux. Le discours autour de l’individu augmente. Cela illustre des changements qui se développent très vite et intensément.
— Comment ces changements sont-ils perçus dans la réalité ?
— Cela donne lieu à une dualité entre le comportement dans l’espace public et le comportement dans l’espace numérique. Par exemple, l’individu paraît conservateur et réservé dans la réalité alors que sur les réseaux sociaux, il est téméraire, ouvert, voire dévergondé. Ce comportement a lieu parallèlement entre les deux espaces. Une consommation excessive des sites pornographiques s’accompagne d’un conservatisme ambiant. Nous sommes dans une phase de gestation où la société bouillonne avec des formes de comportements conservateurs qui se fracassent au même moment où d’autres comportements libérés des restrictions morales et religieuses conservatrices pointent du nez.
— Mais on dirait qu’ils se fracassent sans faire de bruit. Puisque, dans la réalité, rien ne paraît clairement …
— Dans la réalité, nous pouvons parler d’une simulation du conservatisme et de ses rituels dans la société égyptienne. Mais c’est une simulation qui s’étend alors que la vie réelle s’est déplacée vers la réalité virtuelle. Et cela n’est plus limité aux villes qui se sont ruralisées depuis les années 1960, mais s’étend aux villages dans les provinces. Il y a désormais un processus d’individualisation dans la société. L’individu tend de plus en plus à vouloir s’affirmer.
— Quelles en seront les conséquences à l’avenir ?
— Il y a une grande contradiction qui va en grandissant entre l’autoritarisme politique, religieux et éducatif, et les processus rapides de l’émergence du concept de l’individu. Cette culture de la notion de l’individu qui se met en place va engendrer une nécessité de changer la nature du régime politique et étatique. L’autoritarisme étatique se trouvera en totale contradiction avec ces nouvelles conceptions où l’individu tend à une existence réelle, à un espace privé et à un espace public. Nous sommes dans une phase médiane entre la culture de l’autoritarisme, qu’il soit politique ou religieux, et la culture de la liberté individuelle et des libertés publiques. Et les contradictions entre les deux augmentent rapidement.
— Et la place de la religion dans cette gestation ?
— Actuellement, il y a un décalage entre la sphère religieuse ambiante, qu’elle soit musulmane ou orthodoxe chrétienne, et les changements sociaux dont nous avons parlé. Il y a déjà eu un conflit entre les deux. L’une de ses illustrations c’est la critique de certains hadiths dans des recueils jusque-là jugés sacrés comme le livre d’Al-Bokhari que les Egyptiens vénéraient. Nous assistons aussi à des changements de confession d’une religion à une autre et d’un courant religieux à un autre. Cette mobilité religieuse n’existait pas. La conversion au christianisme est plus étendue. Elle n’est certes pas d’envergure, mais elle existe dans tout le monde arabe, comme en Algérie et au Maroc. Il y a aussi des conversions de l’école sunnite vers l’école chiite. Il y a des sites qui prônent l’athéisme. La religion héritée n’est plus une idée sacrée. Cela est dû au fait que les hommes de religion sont désormais incapables de répondre aux questions et aux problèmes que rencontrent les jeunes dans leur vie quotidienne. Il y a aussi un grand fossé entre la langue arabe ancienne inspirée des vieux livres de fiqh et la langue parlée et la langue virtuelle. L’enseignement traditionnel des hommes de religion ne répond plus aux nouvelles exigences.
— Le président Al-Sissi a lancé une initiative afin de réformer la pensée religieuse en Egypte. Il y a donc une volonté de changement à ce niveau. Qu’en pensez-vous ?
— Premièrement, cet appel lancé par le président à l’Institution d’Al-Azhar n’aboutira malheureusement pas, à mon avis, à ladite réforme en Egypte. Cet appel est lancé à des individus qui ont été formés à l’ombre de la pensée traditionnelle et du rabâchage des anciennes structures doctrinales musulmanes, et donc ces derniers sont un obstacle à toute réforme. Il est vrai qu’il y a parmi eux certains qui oeuvrent pour la réforme, dont l’imam d’Al-Azhar, Ahmad Al-Tayeb, mais ce dernier affronte une masse énorme à l’intérieur de cette institution qui est figée. C’est donc un appel qui porte en son sein une grande contradiction. Le deuxième point est que le dialogue qui a eu lieu entre les intellectuels et les oulémas d’Al-Azhar, lorsque les Frères musulmans étaient au pouvoir, a été fructifiant, mais quand il s’est agi de publier un document autour des droits de la femme, l’institution a publié un autre document que celui discuté avec les intellectuels. Un document concocté plutôt avec les Frères musulmans et les salafistes.
En définitive, peut-on réformer la pensée religieuse sans avoir des études sur le discours religieux ambiant sur les pensées en circulation, sans des études approfondies sur la pensée de Daech, celle des Frères musulmans ou des salafistes ? .
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