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Nabil Abdel-Fattah : Nous sommes dans une phase médiane entre la culture de l’autoritarisme et celle de la liberté individuelle

Najet Belhatem, Lundi, 02 janvier 2017

Spécialiste des mouvements islamistes et des impacts religieux sur la société et l’Etat, Nabil Abdel-Fattah analyse pour l’Hebdo les mutations en cours en Egypte, les contradictions qu’elles engendrent et leur influence sur l’avenir.

Nabil Abdel-Fattah

Al-Ahram Hebdo : Vous abor­dez souvent dans vos écrits la question du vieillissement de l’Etat égyptien. Peut-on par­ler de vieillissement d’un Etat ?
Nabil Abdel-Fattah : Il s’agit du vieillis­sement de l’Etat égyptien moderne qui s’est construit à l’époque de Mohamad Ali pacha et Ismaïl pacha, en s’axant autour de plusieurs questions, dont la modification du corpus juridique pour passer de l’Etat de la position sociale et des lois coutu­mières au régime du contrat social. Cela s’est accentué à l’époque d’Ismaïl pacha, où l’économie égyptienne a été intégrée au système économique mondial. L’Egypte est passée ainsi à une nouvelle étape. Les secteurs qui ont participé à la construction de cet Etat étaient le corps bureaucratique, l’institution militaire et les intellectuels qui avaient été envoyés par Mohamad Ali et Ismaïl pacha en forma­tion en Europe.

Puis, il y a eu la Révolution du 23 Juillet 1952 menée par les Officiers libres qui avaient une vision militariste de l’Etat, à savoir restreindre cet Etat à l’élite gouver­nante. Ainsi, les anciennes structures de l’Etat ont continué sans réformes, ni dans les appareils de l’Etat, ni dans les rapports entre les pouvoirs, ni dans la culture qui concerne la notion de l’Etat en tant que concept moral dissocié de ses composantes qui sont le peuple, le territoire, la souveraineté, etc. Tout cela n’entrait ni dans la perception des Officiers libres, ni dans celle de l’ap­pareil de l’Etat idéologique, sécuritaire ou bureaucratique.

— Qu’est-ce qui a mené à cet état de vieillissement ?
— A l’ombre des évolutions, au fil des ans et jusqu’à aujourd’hui, du régime de Juillet 1952, les structures de l’Etat se sont atrophiées et ses capacités se sont érodées au fur et à mesure. Sans oublier l’affaiblissement de la dynamique des pouvoirs de l’Etat et la pléthore de l’ap­pareil bureaucratique étatique. Ce qui a mené à une sorte de paralysie. Il y a eu en même temps une ruralisation de la composante humaine des bases sociales et des cadres qui oeuvrent au sein de cet Etat. A un point où cet Etat est devenu si poreux que des groupes de l’islam poli­tique, comme les Frères musulmans ou les groupes salafistes, ont pu infiltrer la composante humaine de l’appareil bureaucratique. Cet appareil porte désormais des valeurs rurales, reli­gieuses et populaires liées à la culture rurale dans sa diversité.

— Peut-on parler d’une modernisa­tion possible dans ces conditions ?
— Effectivement, la perception de cette composante humaine des appareils de l’Etat, concernant le temps, est caractéri­sée par la lourdeur et non par le dyna­misme et la vitesse qui permettent d’ab­sorber les changements. Ce point est hau­tement dangereux, car l’Etat égyptien a toujours joué un rôle d’avant-garde dans la modernisation en Egypte, même dans le domaine culturel, vu le rapport historique entre l’intellectuel égyptien et l’Etat dont il a été l’une des composantes ayant parti­cipé à sa construction depuis Mohamad Ali pacha jusqu’aux années 1980. L’intellectuel de l’Etat est une caractéris­tique purement égyptienne que l’on ne retrouve ni dans les autres pays arabes, ni dans les autres pays.

L’Etat n’est plus le moteur de la moder­nité en Egypte. Il se contente seulement de traiter avec la moderni­sation technique sans regard pour les valeurs de la modernité et des visions modernistes. La technologie est utilisée à but utilitaire sans plus.

— Quels sont les impacts politiques de ce vieillissement ?
— Le plus dangereux à l’ombre du régime de Juillet 1952 c’est la res­triction de l’Etat au concept autoritariste. Le régime s’est ainsi limité à la fin du règne de Moubarak au président, sa famille et un nombre de centres de pouvoir autour de lui. Puis l’Etat s’est restreint aux appareils milita­ristes, sécuritaires et bureaucratiques. Cela a mené au fait que pour ces appareils, l’Etat c’est eux, surtout suite aux trois phases transitoires après le 25 janvier.

— Mais ce vieillissement dont vous parlez n’est-il pas paradoxal dans un pays avec un énorme potentiel de jeu­nesse ?
— Justement, ce vieillissement a égale­ment son effet sur le système de recrute­ment politique au sein du régime qui puise désormais dans des sources bien définies : la sécurité, l’armée, la justice, les services d’espionnage, et parfois dans les milieux technocrates comme des professeurs d’université par exemple affiliés au régime. Cela a mené à figer le paysage de telle sorte que les nouvelles générations ne peuvent pas infiltrer le système de recrute­ment de l’Etat. Cela a engendré un vieillis­sement de l’âge des dirigeants et l’hégé­monie de la génération d’avant-Deuxième Guerre mondiale illustrée par les Officiers libres. Puis la génération d’après-Guerre mondiale et celle des années 1960. La génération des années 1970, qui a haussé la voix pour réclamer durant les manifes­tations estudiantines de 1972-73 des réformes radicales dans l’Etat, a été évin­cée du recrutement politique au sein des appareils de l’Etat.

— Comment ce paradoxe va-t-il se traduire à l’avenir selon vous ?
— Il y a une vivacité au sein de cette génération de jeunes qui fait face à une paralysie des idées au sein de l’Etat. Une grande partie des jeunes ont tourné le dos à l’Etat. Et vu que l’espace public est sous contrôle, ces générations de jeunes se sont tournées vers l’espace virtuel où il n’y a pas de restrictions. Cet espace est le théâtre de manifestations minute par minute, qui suivent et critiquent l’élite gouvernante. Et cet engouement pour l’es­pace virtuel s’est étendu aux zones rurales. N’importe quel harcèlement contre une femme ou quelle atteinte aux droits de l’homme sont vite repris, filmés et diffu­sés.

Cela se poursuivra tant que l’espace public réel est restreint et sous contrôle à cause de la nécessité d’instaurer la sécurité et de ranimer l’économie pour permettre de pourvoir des postes de travail à ces jeunes souffrant de chômage. Mais il faut noter également que ce retrait vers l’es­pace virtuel est aussi dû à l’absence d’une politique de l’espoir en Egypte.

— Cet espace virtuel ouvert et libre est également en contradiction totale avec le conservatisme ambiant, dont vous parliez plus haut ...
— Oui, il y a un salafisme ambiant. Salafisme dans les appareils de l’Etat, que ce soit dans les idées ou dans les méthodes de travail, et en même temps un salafisme religieux répandu dans les milieux des fonctionnaires de l’Etat. Les déclarations fracassantes à propos de la femme, du sexe, des écrits littéraires et de Naguib Mahfouz par certains députés au parle­ment sont une illustration de l’hégémonie de cette pensée salafiste complètement détachée de la réalité sociale en Egypte et ses mutations, et détachée également des générations nouvelles et de la révolution numérique.

— Il y a ainsi plusieurs contradictions et paradoxes qui se chevauchent. Il y a un sala­fisme au sein des appareils de l’Etat, au sein du parlement et au sein de la société. Celle-là même qui s’est soulevée contre les Frères musulmans en 2013 … Le tableau est assez complexe. Ne croyez-vous pas ?
— La société n’est sous l’emprise ni d’une seule tendance ni d’une seule dynamique. Elle évolue sous l’effet de dialectiques diverses. Tout mène en ce moment vers plus d’individualisa­tion. L’individu est absent en tant que tel dans les sociétés arabes, notamment en Egypte. Les valeurs patriarcales et néo-patriarcales sont tou­jours de mise et surfent sur certaines idées reli­gieuses et salafistes. Ces idées sont répandues certes, mais en même temps, d’autres idées se développent autour de l’indivi­dualité, de la libre volonté et de la nécessité de l’existence d’un espace privé, même si ce der­nier est numérique. Dans les tweets et les statuts sur Facebook, il y a une grande atteinte à ce qui était considéré jusque-là comme des tabous. La structure des tabous est en train de se fissurer même dans les tweets politiques ou sociaux. Le discours autour de l’individu augmente. Cela illustre des changements qui se développent très vite et intensément.

— Comment ces changements sont-ils per­çus dans la réalité ?
— Cela donne lieu à une dualité entre le com­portement dans l’espace public et le comporte­ment dans l’espace numérique. Par exemple, l’individu paraît conservateur et réservé dans la réalité alors que sur les réseaux sociaux, il est téméraire, ouvert, voire dévergondé. Ce com­portement a lieu parallèlement entre les deux espaces. Une consommation excessive des sites pornographiques s’accompagne d’un conserva­tisme ambiant. Nous sommes dans une phase de gestation où la société bouillonne avec des formes de comportements conservateurs qui se fracassent au même moment où d’autres com­portements libérés des restrictions morales et religieuses conservatrices pointent du nez.

— Mais on dirait qu’ils se fracassent sans faire de bruit. Puisque, dans la réalité, rien ne paraît clairement …
— Dans la réalité, nous pouvons parler d’une simulation du conservatisme et de ses rituels dans la société égyptienne. Mais c’est une simu­lation qui s’étend alors que la vie réelle s’est déplacée vers la réalité virtuelle. Et cela n’est plus limité aux villes qui se sont ruralisées depuis les années 1960, mais s’étend aux vil­lages dans les provinces. Il y a désormais un processus d’individualisation dans la société. L’individu tend de plus en plus à vouloir s’af­firmer.

— Quelles en seront les conséquences à l’avenir ?
— Il y a une grande contra­diction qui va en grandissant entre l’autoritarisme politique, religieux et éducatif, et les pro­cessus rapides de l’émergence du concept de l’individu. Cette culture de la notion de l’indi­vidu qui se met en place va engendrer une nécessité de changer la nature du régime politique et éta­tique. L’autoritarisme étatique se trouvera en totale contradiction avec ces nouvelles concep­tions où l’individu tend à une existence réelle, à un espace privé et à un espace public. Nous sommes dans une phase médiane entre la culture de l’autoritarisme, qu’il soit politique ou reli­gieux, et la culture de la liberté individuelle et des libertés publiques. Et les contradictions entre les deux augmentent rapidement.

— Et la place de la religion dans cette ges­tation ?
— Actuellement, il y a un décalage entre la sphère religieuse ambiante, qu’elle soit musul­mane ou orthodoxe chrétienne, et les change­ments sociaux dont nous avons parlé. Il y a déjà eu un conflit entre les deux. L’une de ses illus­trations c’est la critique de certains hadiths dans des recueils jusque-là jugés sacrés comme le livre d’Al-Bokhari que les Egyptiens vénéraient. Nous assistons aussi à des changements de confession d’une religion à une autre et d’un courant religieux à un autre. Cette mobilité reli­gieuse n’existait pas. La conversion au christia­nisme est plus étendue. Elle n’est certes pas d’envergure, mais elle existe dans tout le monde arabe, comme en Algérie et au Maroc. Il y a aussi des conversions de l’école sunnite vers l’école chiite. Il y a des sites qui prônent l’athéisme. La religion héritée n’est plus une idée sacrée. Cela est dû au fait que les hommes de religion sont désormais incapables de répondre aux questions et aux problèmes que rencontrent les jeunes dans leur vie quotidienne. Il y a aussi un grand fossé entre la langue arabe ancienne inspirée des vieux livres de fiqh et la langue parlée et la langue virtuelle. L’enseignement traditionnel des hommes de religion ne répond plus aux nouvelles exigences.

— Le président Al-Sissi a lancé une initia­tive afin de réformer la pensée religieuse en Egypte. Il y a donc une volonté de change­ment à ce niveau. Qu’en pensez-vous ?
— Premièrement, cet appel lancé par le prési­dent à l’Institution d’Al-Azhar n’aboutira mal­heureusement pas, à mon avis, à ladite réforme en Egypte. Cet appel est lancé à des individus qui ont été formés à l’ombre de la pensée tradi­tionnelle et du rabâchage des anciennes struc­tures doctrinales musulmanes, et donc ces der­niers sont un obstacle à toute réforme. Il est vrai qu’il y a parmi eux certains qui oeuvrent pour la réforme, dont l’imam d’Al-Azhar, Ahmad Al-Tayeb, mais ce dernier affronte une masse énorme à l’intérieur de cette institution qui est figée. C’est donc un appel qui porte en son sein une grande contradiction. Le deuxième point est que le dialogue qui a eu lieu entre les intellec­tuels et les oulémas d’Al-Azhar, lorsque les Frères musulmans étaient au pouvoir, a été fruc­tifiant, mais quand il s’est agi de publier un document autour des droits de la femme, l’insti­tution a publié un autre document que celui discuté avec les intellectuels. Un document concocté plutôt avec les Frères musulmans et les salafistes.

En définitive, peut-on réformer la pensée reli­gieuse sans avoir des études sur le discours religieux ambiant sur les pensées en circula­tion, sans des études approfondies sur la pensée de Daech, celle des Frères musulmans ou des salafistes ? .

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