Les leaders de l’opposition étaient en réunion ce jour-là pour discuter des futures mesures sur le terrain après une décision de boycotter les élections législatives. Un membre du parti d’
Al-Wafd entre en salle et remet un bout de papier à son chef Sayed Al-Badawi. Ce dernier en révèle le contenu : On nous invite à une rencontre avec John Kerry, le secrétaire d’Etat américain. Quelques secondes de silence, puis ... la réunion reprend comme si de rien n’était, raconte un membre du Front National du Salut (FNS) présent dans la salle. La réunion s’achève et peu après, les deux ailes de l’opposition, Mohamed ElBaradei, coordinateur du Front et prix Nobel de la paix, et Hamdine Sabbahi, chef de l’aile gauche du Front, décident de ne pas rencontrer Kerry. Al-Badawi réagit de la même manière, un peu plus tard. Seul Amr Moussa, ancien chef de la diplomatie, rencontre le responsable américain à huis clos.
Même s’ils ne l’ont pas officiellement annoncé, les chefs de l’opposition voulaient échapper aux pressions américaines en faveur d’une participation aux législatives, et d’un « compromis », selon les termes de Kerry. La tentative du secrétaire d’Etat de convaincre ses interlocuteurs qu’il n’y a pas d’ingérence américaine dans les affaires internes de l’Egypte a été accueillie avec scepticisme par l’opposition qui n’a pas tardé à rappeler que Washington a soutenu « la dictature » de Moubarak jusqu’au dernier souffle.
L’Amérique revient à ses anciennes habitudes. Elle soutient Morsi pour préserver ses intérêts dans la région, l’opposition le croit et décide d’aller jusqu’au bout. « Nous disons à Morsi : Faites un dialogue avec vous-même. Dialoguez avec votre parti », lance Sameh Achour, chef de l’ordre des Avocats et membre du FNS. « Si Dieu le veut, les élections refléteront l’esprit des Egyptiens », avait pourtant déclaré le président Morsi dans son discours d’ouverture du dialogue national, qui s’est tenu au palais présidentiel en présence de ses partisans et en l’absence de l’opposition, à l’exception des salafistes d’Al-Nour.
Une crise politique à répétition qui met, d’un côté, le président et ses partisans et, de l’autre, une opposition hétéroclite et des militants des droits de l’homme et de la démocratie.
Affrontements sanglants
Cette crise se traduit depuis des semaines sur le terrain par des affrontements sanglants entre la police et les manifestants dans différentes provinces, et a atteint son comble à Port-Saïd et à Mansoura, où des morts sont tombés et où la police a attaqué les sièges de certains partis d’opposition. Les détracteurs de Morsi l’accusent d’avoir failli à ses engagements de régler les problèmes sociaux et économiques, et à ses promesses de « consensus » et de gouvernement de coalition, et de chercher à accaparer le pouvoir.
Il n’y aura pas de retour en arrière, semble-t-il, pour l’opposition, et tant que le président ne veut pas s’engager à former un gouvernement impartial, qui n’aurait pas d’intérêt à intervenir en faveur de l’une ou l’autre tendance politique dans les législatives prévues en avril prochain. « Pourtant, le boycott n’est pas le meilleur choix à faire, mais il n’est pas question de diviser l’opposition en ce moment », dit une figure du FNS préférant garder l’anonymat.
Il estime que les opposants auraient dû participer au scrutin pour « mettre à nu » le régime devant les Egyptiens car, explique-t-il, pour lui ôter la légitimité, il faut dévoiler ses pratiques antidémocratiques devant les citoyens. « Et ceci n’est pas encore fait », croit-il.
L’opposant dit avoir proposé au FNS de participer au premier tour des législatives. En cas de percée de l’opposition, le régime optera pour une fraude plus flagrante. Et ainsi, les opposants se retireront des autres étapes du scrutin, « dévoilant ainsi le visage le plus laid du régime ». C’est un peu à l’image des dernières législatives de Moubarak en 2010.
Absence d’alternative
Mais quelle alternative propose cette opposition à la rue ? « Pour faire aboutir leur boycott, les opposants doivent renforcer leurs relations avec les mouvements populaires et présenter une alternative valable », explique Achraf Al-Chérif, professeur de sciences politiques à l’Université américaine du Caire (lire entretien page 4). Les membres du FNS n’ont pas de réponse définitive.
Une des propositions actuellement en examen serait d’élire un Parlement de l’ombre de 100 députés à travers des élections qui se dérouleraient aux sièges des partis. « Nous étudions les moyens de poursuivre la lutte dans la rue, de manière pacifique, pour encourager les Egyptiens à s’y rallier », confie Sabbahi à l’Hebdo. L’ancien candidat à la présidentielle ne précise pourtant pas comment il entend le faire. Ziad Al-Eleimi, ex-député et figure emblématique de la révolution, évoque — en partie — un retour à l’avant-2010 : « Comme avant la révolution, nous travaillerons sur de petits groupes en province pour une formation sur les mécanismes du changement pacifique du régime ».
Les jeunes de l’opposition sont certes en décalage par rapport aux figures les plus âgées qui ont vécu pendant des années avec Moubarak. Ziad, comme d’autres jeunes du FNS, critique la position de ses chefs. « Ils doivent prendre une position claire puisque la voie des élections paraît bloquée, nous révèlent-ils, soit trouver des mécanismes alternatifs pour forcer le régime à revenir sur la voie de la démocratie, soit le renverser s’il insiste à ne pas revenir. Le double langage est dangereux ». C’est ce que croit aussi Samir Morqos, membre du FNS et ex-adjoint du président. « L’opposition doit expliquer aux Egyptiens la voie qu’elle va emprunter », conseille-t-il. Il comprend l’hésitation de l’opposition à annoncer qu’elle vise la chute du régime, mais comprend aussi qu’une participation au scrutin ne contribuera pas à désamorcer la crise politique.
L’ex-adjoint du président, qui a démissionné à cause de la mauvaise gestion du pays, propose une nouvelle transition « d’un an ou deux ». Une période qui serait gérée par un mini-gouvernement de « partenariat » et qui serait surtout marquée par une révision de la Constitution.
Les Frères — présidence et organisation — ne réagissent pas. « Ils se trompent s’ils croient que les élections et un Parlement dominé par leurs partisans résoudront la crise ou calmeront la rue », explique Morqos. « Ils finiront par chercher un terrain d’entente », dit-il, surtout avec une économie en panne.
Pour l’instant, la rue lance un mouvement de désobéissance civile, petit mais notable. De nouvelles villes rejoignent les manifestations antigouvernementales. La rue, et derrière elle l’opposition, se radicalisent, et les images de la répression policière fragilisent de plus en plus Morsi. Le succès de cette opposition reste tributaire de cette rue difficile à dompter.
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