Massoud Barzani, chef du Kurdistan iraqien, lors d'une rencontre avec Mohammad Javad Zarif, ministre iranien des Affaires étrangères, à Erbil, en août 2014.
(Photo : Reuters)
Alors que les Kurdes en Syrie, en Iraq et en Turquie occupent aujourd’hui le devant de la scène en réalisant des avancées militaires et géopolitiques, leurs homologues iraniens, qui devraient compléter le quadrilatère du Kurdistan historique, apparaissent loin de l’essor et des transformations majeures du statut des Kurdes dans la région depuis 2011. On parle peu du Kurdistan iranien ou du Rojhelat, ce nom non officiel des régions où habitent les Kurdes iraniens, répartis entre la région frontalière avec l’Iraq et la Turquie à l’ouest et la frontière turkmène à l’est. Ces régions incluent des parties de la province d’Azerbaïdjan, du Kurdistan, de la province de Kermanshah et de la province d’Ilam, où les Kurdes forment la majorité de la population. Il est aussi peu connu par rapport au terme «
peshmerga », qui signifie «
ceux qui font face à la mort », qui est en fait d’origine iranienne.
Du point de vue démographique, la population kurde est de 10 millions d’habitants, soit 13 % de la population du pays. Elle vient en deuxième position après celle de la Turquie dans la région, plus importante que celle d’Iraq et bien plus que celle de la Syrie. L’Iran occupe également une place particulière dans l’esprit des Kurdes de la région, puisque c’est en Mahabad, au nord-ouest, que les Kurdes l’ont proclamée le 22 janvier 1946 comme la capitale de leur première république. Cette expérience n’était qu’éphémère et n’a duré même pas un an avant que leur président, Qazi Muhammad, ne soit capturé et exécuté par l’armée iranienne.
Ainsi dans les années 1970, ont été exécutées plusieurs figures d’opposition. Ces exécutions se sont intensifiées notamment après la guerre Iraq-Iran pour barrer la route devant le parti du PDKI, Parti démocratique du Kurdistan, l’empêcher de profiter de la chute de l’ex-URSS et réanimer le projet kurde. Le PDKI, ainsi que les autres partis d’opposition kurde comme le Komala (parti kurde communiste) se sont alors trouvés contraints à l’exil au Kurdistan iraqien, avant « d’entrer dans une phase de latence, et perdre toute influence dans l’intérieur iranien », raconte Malek Auny, directeur en chef de la revue Al-Siyassa Al-Dawliya (politique internationale). En même temps, Téhéran traite uniquement la question kurde de manière sécuritaire. Les Kurdes sont exclus du cabinet du gouvernement et du corps diplomatique. Et leur région souffre de la pauvreté et du chômage en moyenne cinq fois supérieurs à la moyenne nationale.
Risque d’un effet domino
Selon Mohamad Abbas, expert des affaires iraniennes au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, les Kurdes iraniens représentent le côté le plus faible du point de vue militaire et politique en comparaison avec leurs homologues en Iraq, en Syrie et en Turquie. Pourtant, le politologue estime que les Kurdes iraniens ne sont pas tellement loin de la scène. Les accrochages menés périodiquement et en recrudescence dans le nord-ouest iranien, depuis plus d’un an, sur les frontières iraqiennes entre les pasdarans et les combattants du PJAK (Parti pour une vie libre au Kurdistan), branche du PKK kurde d’Iran qui a vu le jour en 2004, montrent que le silence dans les régions habitées par les Kurdes iraniens n’est pas dans l’ordre habituel des choses. La grande crainte de Téhéran est que les victoires accumulées par les Kurdes des pays voisins ne deviennent pour les Kurdes d’Iran une référence en les encourageant d’intensifier les opérations armées.
Avis partagé par Auny qui estime que l’Iran affronte un risque que la fluidité militaire dans le nord de la Syrie et de l’Iraq, avec l’avancée de la guerre contre Daech, poussera les Kurdes syriens et iraqiens à chercher à remplir le vide militaire et géopolitique dans les régions contrôlées par l’Etat islamique, ce qui faciliterait une continuité géographique et géopolitique qui pourrait s’étendre sur les territoires iraniens.
Politiques inconsistantes de Téhéran
Téhéran sur le plan régional a adopté des politiques variables, tout au long de son histoire pour bloquer les ambitions kurdes de la région de s’étendre sur ses territoires, comme l’explique Auny. Ces politiques sont guidées essentiellement par les transformations internes de son voisin iraqien. « Au début des années 1990, Téhéran a renoué un certain rapprochement avec les Kurdes iraqiens après que ces derniers ont commencé à avoir une place et un rôle accru, notamment après la déclaration du nord de l’Iraq une zone d’exclusion aérienne en 1991 », dit Auny. A l’époque, Téhéran visait par ce rapprochement d’étendre son hégémonie en Iraq et que ses yeux restent toujours proches des partis kurdes iraniens expatriés en Iraq. Ce rapprochement avec les Kurdes iraqiens s’est transformé en une relation de coopération et de semi-diplomatie, après l’invasion américaine de l’Iraq et la promulgation d’une nouvelle Constitution iraqienne en 2004 donnant au Kurdistan iraqien des attributions et des pouvoirs fédéraux. « A l’époque, Téhéran comme Ankara, craignant un effet domino, optaient immédiatement pour contenir cette nouvelle entité kurde en Iraq, à travers des relations de coopération. Ces deux pays avec la Syrie voulaient que les ambitions des Kurdes ne dépassent nullement les frontières du Kurdistan. Par ailleurs, les autorités du Kurdistan iraqien, elles-mêmes, étaient intéressées à consolider les fondements de leur province et à gagner une reconnaissance internationale plutôt que d’avoir des aspirations d’élargir les frontières ou d’adopter un projet régional pour défendre la cause kurde », dit Auny.A l’époque des révolutions arabes, Téhéran voyait ainsi d’un mauvais oeil l’instrumentalisation de Washington des Kurdes syriens pour effriter l’Etat syrien. Mais alors qu’Ankara, cette fois-ci, a appelé explicitement à enterrer l’ambition kurde dans le nord syrien, Téhéran, par contre, a opté pour contenir l’ambition des Kurdes syriens afin de les exploiter dans la lutte contre les djihadistes salafistes.
En fait, Téhéran s’est mis à diversifier ses outils pour contenir les Kurdes de la région non seulement sur le plan politique, diplomatique et économique mais notamment sur le plan militaire. « Téhéran a participé à l’armement des Peshmergas iraqiens pour lutter contre Daech », dit Auny, avant d’ajouter : « Téhéran, en parallèle, a renforcé sa présence militaire dans ces deux pays, soit en soutenant les milices chiites en Syrie, ou les forces de mobilisation populaire en Iraq. La présence militaire iranienne vise aussi à bloquer la route devant l’expansion des Kurdes de ces deux pays vers ses frontières ».
Mais le ton monte depuis quelques mois entre le Kurdistan iraqien et l’Iran, et « ce partenariat risque de devenir une source de menace pour l’Iran qui ne cesse de multiplier, ces derniers jours, les menaces d’attaquer le Kurdistan iraqien en l’accusant de fermer les yeux sur les frappes des combattants kurdes iraniens à ses frontières ».
Les Kurdes iraniens préparent-ils leur retour ? Pour Auny, Téhéran comprend que dans ce contexte régional agité, il ne serait pas du tout facile de contenir l’activité militaire des Kurdes iraniens une fois déclenchée. Les Kurdes iraniens, eux, cherchent aujourd’hui à se frayer une place.
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