C’est la tête haute que l’ex-général Michel Aoun, aujourd’hui 13e président du Liban, a fait ses premiers pas au Palais présidentiel de Baabda. Un retour triomphal dans cet édifice d’où il avait été chassé, par la force, par l’armée syrienne en octobre 1990 (Aoun était alors un farouche opposant à la présence syrienne au Liban et aux accords de Taëf, signés en 1989 sous les auspices de l’Arabie saoudite et mettant fin à la guerre civile libanaise, 1975-1990). A cette époque, le général Aoun dirigeait un gouvernement militaire : à l’été 1988, le président Amine Gemayel, quittant le pouvoir sans successeur, le nomme à la tête de ce gouvernement.
Cet épisode lui a imposé un exil de 15 ans en France. 15 ans au cours desquels le général n’a pas laissé tomber son vieux rêve de devenir président : il fonde alors le Courant Patriotique Libre (CPL), et quand Aoun rentre au Liban en 2005, il a, en ligne de mire, le palais présidentiel. Une ténacité et une opiniâtreté qui ont fini par payer. Certains diront même une ambition et l’obsession de toute une vie. Pourtant, à son retour, nul ne pensait vraiment que Aoun finirait à Baabda, bien qu’il eût créé la surprise en remportant 21 sièges sur 128 lors des législatives de juin 2005.
Depuis, tous les moyens étaient bons pour parvenir à la magistrature suprême. Dans un pays habitué aux alliances (et aux mésalliances) insolites, Michel Aoun, chantre de la lutte contre l’occupation syrienne jusqu’à son retour d’exil, devient l’allié du Hezbollah chiite, qui lui-même est un allié de Damas. Dans un premier temps, cette alliance a empêché l’élection d’un successeur à l’ancien président, Michel Sleimane, dont le mandat s’est achevé en mai 2014. Depuis en effet, le Parlement s’est réuni 45 fois en vain : à chaque fois, le vote du président n’a pas pu se faire faute de quorum nécessaire (deux tiers), en raison justement du boycott des députés du Hezbollah et du CPL.
Alliances contre-courant
Il a donc fallu attendre une volte-face surprise de plusieurs hautes personnalités politiques pour que le vote puisse se faire. En effet, l’élection de Aoun est le fruit d’un laborieux compromis entre les principales factions politiques, habituellement promptes à s’affronter sur tous les dossiers : l’ancien général a d’abord obtenu l’appui de l’ancien premier ministre sunnite, Saad Hariri, leader du Mouvement du Futur, puis celui du chef chrétien maronite des Forces Libanaises (FL), Samir Geagea, bien que tous deux soient hostiles au Hezbollah et au président syrien, Bachar Al-Assad. Un accord contre-nature, diront les observateurs, mais qui repose sur plusieurs donnes importantes. D’abord, le Liban ne pouvait plus supporter cette paralysie institutionnelle et toutes les crises qui en découlent. « Ceux qui étaient contre lui n’avaient plus la force de lutter contre son élection, vu le blocage que vivait le Liban. Il fallait à tout prix trouver un compromis. Et, en fin de compte Aoun ne présente pas aucun danger direct pour les forces rivales, même s’il ne représente pas tous les Libanais », explique Dr Moustafa Kamel Al-Sayed, professeur de sciences politiques à l’Université américaine du Caire. En effet, pour expliquer leur pas de deux, Saad Hariri et Michel Aoun ont fait appel aux grands principes : sauvegarder la stabilité et préserver le Liban des guerres qui ravagent la région. Cela dit, ce n’est un secret pour personne que leur entente repose aussi et surtout sur leurs ambitions personnelles : le soutien indispensable de Hariri contre sa nomination au poste de premier ministre, un poste qu’il avait déjà occupé entre 2009 et 2011 avant que son gouvernement ne chute à cause des manoeuvres du Hezbollah. Même si la décision de Hariri a fait grincer les dents au sein de son parti, ce dernier a, semble-t-il, pesé le pour et le contre : empêtré dans des difficultés financières, affaibli sur la scène interne, et dans une relation troublée avec son grand parrain, l’Arabie saoudite, Hariri a choisi de faire volte-face.
Bataille pour la formation du gouvernement
Or, si la bataille de présidentielle est finie, il reste celle de la formation du gouvernement. « Avec un vote au deuxième tour, dû à l’objection affichée du président du parlement et chef du mouvement chiite Amal, Nabih Berri, Aoun devient le président qui a obtenu le minimum de consensus, ce qui va peser sur la composition du gouvernement et la distribution des portefeuilles. Et ça, c’est une autre bataille », affirme Dr Sameh Rashed, expert dans les affaires régionales et directeur de rédaction de la revue Al-Siyassa Al-Dawliya (politique internationale). « Une bataille qui s’annonce longue et difficile », dit l’expert. « Les tractations risquent d’être tendues parce que chaque camp, Aoun et le Hezbollah d’un côté, Hariri de l’autre, voudra obtenir les portefeuilles les plus importants. Le Hezbollah, pour lequel le choix de Aoun est une victoire, veut renforcer sa présence, alors que le courant de Hariri, en perte de vitesse, va lutter pour compenser sa faiblesse. On risque d’aboutir finalement à un gouvernement fragile, qui ne satisfait pas tous les camps, et qui risque de ne pas durer longtemps », estime Rashed.
Une victoire pour le Hezbollah ?
Cette lutte prévisible pour la composition du gouvernement nous ramène à la question essentielle : à quel point le Hezbollah et ses alliés régionaux sortent-ils vainqueurs de l’élection de Michel Aoun ? En effet, si l’entente entre les rivaux d’hier est peu surprenante au pays des coups de théâtre politiques, cette entente marque surtout la position de force du Hezbollah : c’est lui qui a dominé le jeu de la présidentielle, et qui, pourquoi pas, dominera les jeux politiques à venir. Ce qui est pour le moment certain, c’est que, sur le plan intérieur, le Hezbollah maintiendra sa position de force, sans pour autant que l’équilibre des forces soit bouleversé. Il en a toujours été ainsi au pays du Cèdre, un pays où l’on fait toujours en sorte d’arrondir les angles. « L’élection de Aoun va certainement renforcer le pouvoir du Hezbollah. Mais il faut tout de même nuancer. Rien n’est absolu au Liban. Il y aura toujours des limites à cela car le système libanais est basé sur le concept d’équilibre », affirme Rashed.
Or, qui dit renforcement interne du Hezbollah dit renforcement de l’axe Damas-Téhéran, au détriment de l’Arabie saoudite. Selon les experts, le Liban est le reflet des tiraillements de la région. L’élection de Aoun serait, à ce titre, le reflet de l’équilibre des forces régionales, actuellement favorable à l’Iran et à ses alliés, principalement le régime syrien. Pour autant, l’arrivée de Michel Aoun à la tête de l’Etat libanais ne signifie pas pour autant une victoire absolue de l’axe Téhéran-Damas. Selon Sameh Rashed, « il y a un certain consensus entre Hariri et Aoun sur les principaux dossiers régionaux, notamment la position du Liban vis-à-vis de la crise syrienne. Les deux parlent de la nécessité de neutraliser le Liban par rapport à ce conflit, et ce, en conformité avec un autre consensus arabe et régional sur la neutralisation du Liban autant que possible par rapport au conflit syrien ». En même temps, même si les relations entre le Liban et l’Arabie saoudite se sont dégradées et que Riyad risque de voir d’un mauvais oeil l’élection d’un allié du Hezbollah à la présidence libanaise, « Beyrouth, conscient de l’importance de l’Arabie saoudite, fera tout pour améliorer ses relations avec les pays du Golfe et tiendra à garder une politique équilibrée », conclut Moustafa Kamel Al-Sayed. Le tout est donc question d’intérêt.
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