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Mohamed Salmawy : Mahfouz a exprimé sa philosophie cosmique à travers des outils simples

Dina Kabil, Lundi, 29 août 2016

L’écrivain Mohamed Salmawy a été choisi par Naguib Mahfouz pour présenter son allocution, lors de la remise du prix Nobel en 1988. Il était également un ami proche de l'écrivain depuis les années 1970 avec qui il a réalisé des centaines d’interviews. Entretien.

Mohamed Salmawy

Al-Ahram Hebdo : L’oeuvre de Mahfouz est aujourd’hui revisitée par les jeunes écrivains et les lecteurs. Comment expliquez-vous cet engoue­ment ?
Mohamed Salmawy : Mahfouz est parmi les écrivains dont l’oeuvre possède de mul­tiples facettes, comme Shakespeare, Goethe ou Molière. A chaque époque, on redécouvre un aspect nouveau de leurs oeuvres. Cela est sans doute dû à la valeur littéraire de Mahfouz qui ne peut être appréciée à travers une lecture superfi­cielle. Chaque fois que je me trouve en dehors de l’Egypte, je tombe sur des nou­velles traductions de Mahfouz, surtout en France, tandis que d’autres auteurs lauréats du prix Nobel sont aujourd’hui oubliés. Depuis deux ans, je cherche un roman du grand écrivain français Claude Simon (prix Nobel 1985) et je n’ai trouvé aucun de ces romans dans les librairies de France. Enfin un libraire m’a dit : personne ne lit Simon aujourd’hui. Il existe des prix Nobel dont on continue à lire et à relire l’oeuvre, tandis que d’autres sont oubliés. Mahfouz est du premier type. L’intérêt qui lui est accordé s’accroît à travers les années dans son pays et à l’étranger. .

— Comment évaluez-vous l’évolution de Mahfouz et ses élans novateurs, vous qui avez rédigé la préface de Rêves de convalescence (2004) pour la version française ? — Tout grand artiste passe par différentes phases. Comme Picasso, Mahfouz a eu sa période bleue, rose, de cubisme et d’art abstrait. L’artiste expérimente, adopte un langage artis­tique dans lequel il excelle pendant un temps et lorsqu’il ressent que ce langage ne le satisfait plus, ou ne peut exprimer ses tréfonds, il part à la recherche d’un nouveau style. Mahfouz avait commencé avec le roman historique, pensant qu’il allait se donner complètement à ce type de roman, comme l’avait fait Sir Walter Scott en relatant l’histoire de l’Ecosse. Mais Mahfouz s’est vite rendu compte que le réel l’attirait davantage. Il s’est alors dirigé vers le roman réaliste, il a atteint l’apogée de la période réaliste avec son chef-d’oeuvre La Trilogie, qui est une référence du roman réaliste pour la littérature universelle. Puis il est allé explorer une nouvelle écriture plus symbolique comme dans Les Fils de la Médine (1959). Ensuite, il a entamé une phase philosophique, celle où l’écrivain d’âge mûr arrive à exprimer sa vision de l’existence, aidé par l’accumulation de ses connaissances. Ses compétences l’ont aidé à exprimer sa philo­sophie cosmique à travers des outils simples, loin des ornements linguistiques, des fioritures et des tons criards qui le caractérisaient aupara­vant. Mahfouz a épousé cette écriture dans Echos d’une autobiographie puis dans Rêves de convalescence.

— Cette écriture sobre, dépouillée, mais combien profonde, vous l’avez déjà comparée à la musique …
— Oui, elle me rappelle le parcours de Beethoven et ses Quatuors composés en fin de vie. Ces compositions destinées à seulement 4 instruments transmettent une vision incroyable­ment limpide et claire. Tandis que l’orchestre qui jouait la 9e symphonie ne se contentait pas de ses 120 musiciens. Une chorale y avait été ajoutée. Comme Beethoven qui a pu exprimer sa vision transparente à travers ses derniers quatuors, Mahfouz est arrivé au summum de sa vision philosophique à travers ses deux dernières oeuvres. Chose étonnante, ces deux oeuvres sont tels des quatrains, des fragments formés souvent de 4 lignes.

— Vous avez suivi de près la production littéraire de Mahfouz, quelle est selon vous l’oeuvre la plus représentative de son côté novateur ?
— J’aime beaucoup Les Rêves de convales­cence et je pense que cette oeuvre n’a pas eu sa chance d’étude et de critique, parce que nous vivons une époque de déclin de la critique littéraire. Dans les années 1960 il y avait une dizaine ou une quinzaine de grands critiques qui suivaient la presse culturelle de façon quotidienne. Il y avait de grands noms comme Abdel-Qader Al-Qott, Mohamad Mandour, ou Rachad Rouchdi, tandis qu’aujourd’hui, si on me demande le nombre de critiques littéraires je ne peux en citer que 2 ou 3.

— Vous étiez proche de Mahfouz depuis les années 1970. Vous avez eu de longues conversations avec lui. Selon vous, quel regard aurait-il porté sur la réalité que nous vivons aujourd’hui ?
— Il m’avait d’une certaine manière répondu, pendant nos interviews. Lorsque je lui ai demandé, alors qu’il avait déjà atteint l’âge de la sagesse, quel conseil il pourrait donner aux jeunes, il m’avait répondu : « Notre génération n’a pas le droit de donner des conseils aux jeunes, nous devrions leur présenter des excuses, parce que nous sommes responsables du fait que les jeunes n’arrivent ni à vivre digne­ment, ni à réaliser leurs rêves. C’est pourquoi on leur doit des excuses et non pas des conseils ».

— Vous qui défendez et encouragez les jeunes talents, pensez-vous qu’il puisse y avoir un nouveau Mahfouz ?
— Cela n’existe pas en matière artistique. Chaque époque possède ses cavaliers. Naguib Mahfouz n’était pas un nouveau Mohamad Hussein Heikal, Taha Hussein ou Al-Mazni, le seul trait commun est qu’ils étaient tous roman­ciers. Mais leurs époques étaient tout à fait diffé­rentes de la sienne.

Nous sommes aujourd’hui au seuil d’une époque nouvelle, d’une période transitoire qui n’a pas encore porté ses fruits. Mais il suffit de rappeler que les imprimeries en Egypte ont publié entre début 2015 et mi-2016 environ 30 romans signés pour la plupart par des jeunes écrivains peu ou pas connus. Peu de romans portaient des noms d’écrivains consacrés comme Ibrahim Abdel-Méguid. Cette efferves­cence est sans doute positive. Si 5 écrivains talentueux se distinguent parmi ces 30, cela veut dire que nous sommes au seuil d’une nou­velle ère prometteuse .

Mahfouz vu par Salmawy

— Mon Egypte : Dialogues avec Mohamed Salmawy, J.C Lattès, 1996.
— Naguib Mahfouz at Sidi Gaber. Reflections of a Nobel Laureate, 1994–2001, aux édi­tions des presses de l’Université Américaine du Caire (AUC), 2001.
— Al-Mahatta Al-Akhirah, aux éditions Al-Shorouk, 2006, traduit en français sous le titre Naguib Mahfouz : Le dernier Train, de Mohamed Salmawy, traduction de Mona Latif-Ghattas, aux éditions L'Harmattan, 2009.
— Fi Hadret Naguib Mahfouz (dans l’aura de Mahfouz) aux éditions Al-Masriya Al-Lobnaniya, 2011.
— Héwarat Naguib Mahfouz (les entretiens de Naguib Mahfouz) aux éditions Al-Ahram pour la publication, 2015.

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