Sur Facetime, la fonctionnalité d’appel en visioconférence de l’Iphone, Recep Tayyip Erdogan, président de Turquie, s’adresse à sa population alors qu’un coup d’Etat militaire est initié dans le pays. Un coup qui échoue au bout de quelques heures à peine. Les Turcs ont déjà subi quatre putschs militaires depuis 1960. Mais cette fois-ci, le coup a échoué. «
Le peuple turc est conscient que les coups militaires en Turquie ont fait reculer le pays des décennies en arrière. Ils ne sont jamais porteurs de fruits ou de liberté, et leur impact sur l’économie est néfaste. Les Turcs n’accepteront plus des changements en marge des voies démocratiques », estime l’écrivain et politologue, turc Abdulvahap Ekincj. Selon le think-tank américain
Pew Research Center, il y a eu dans le monde une quinzaine de putschs depuis le début du XXI
e siècle, alors qu’il y en a eu 223 depuis la Seconde Guerre mondiale.
L’armée turque indissociable de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne en 1923, ne semble plus être cette autorité forte, protectrice de la laïcité et rempart contre les excès de dirigeants civils. Pendant quelques heures, dans la nuit de vendredi à samedi, les images de chars dans les rues d’Istanbul, les avions de combat dans le ciel d’Ankara et les coups de feu affirment que l’armée a retrouvé ses vieilles habitudes, avec des putschistes qui revendiquent les valeurs kemalistes se fendant d’un faible communiqué, apparemment écrit à la hâte, selon les analystes, et disant vouloir « réinstaller l’ordre constitutionnel, la démocratie, les droits de l’homme et les libertés, assurer que la loi règne à nouveau dans le pays ». Toutefois, « les différends entre les institutions et les partis d’opposition n’ont pu justifier de tel acte », ajoute Ekincj, en faisant l’éloge des libertés en Turquie.
La liberté d’expression et l’indépendance de la justice sont pourtant de moins en moins respectées sous Erdogan. Mais les manifestants anti-coup d’Etat, dans la nuit du 15 au 16 juillet, se sont vite montrés déterminés, à tel point de faire apparaître que seule une petite fraction de l’armée couplée à une incompétence manifeste était impliquée dans le putsch (lire témoignage page 4). « Il n’y a pas de puissance supérieure à la puissance du peuple », avait lancé peu avant Erdogan, tandis que les putschistes échouaient à l’arrêter, lui ou le premier ministre, et à établir un contrôle sur les médias.
Pas vu venir
AFPImmédiatement après le coup d'Etat, Erdogan procède à la purge au sein de l'armée et la justice.
(Photo : AP)
Les politologues proches d’Erdogan n’ont pas vu cet événement venir « du moins à ce moment », dit Resul Tosun, député de l’AKP (Parti de la justice et du développement), joint par téléphone. « Cette opération manquée était une dernière tentative de couper l’herbe sous le pied du Conseil suprême militaire, qui avait prévu un remaniement majeur dans l’armée en août pour se débarrasser de la structure parallèle qui a mis en oeuvre cette tentative de coup d’Etat », ajoute-t-il. « Cette interprétation des choses ne me paraît absolument pas fidèle », réplique le chercheur américain au Conseil des relations étrangères, Steven A. Cook (lire entretien page 4). Abdulvahap Ekincj y voit, lui, une tentative de « déstabiliser le seul pays stable dans son voisinage ». Et « en tout cas, ce n’est qu’une petite bande de putschistes qui ont été tous arrêtés, il ne reste que 40 personnes qui ont trouvé refuge dans les montagnes et les forces spéciales sont à leur trousse en ce moment », précise de son côté le député Akapiste Tuson. Une minorité qui n’a pas empêché le régime d’entamer une purge générale immédiate renforçant les tendances autoritaires d’Erdogan. Selon le gouvernement, 7 543 suspects ont été placés en garde-à-vue dans le cadre de l’enquête sur le putsch. Figurent notamment 6 038 militaires, 755 magistrats et 100 policiers. De plus, près de 4 500 policiers et 614 gendarmes sont aussi parmi les fonctionnaires écartés. Près de 3 000 mandats d’arrêt ont de même été délivrés à l’encontre de juges et de procureurs.
Le régime accuse le réseau du prédicateur Fethullah Gülen d’avoir fomenté cette tentative de coup d’Etat militaire. Allié d’hier et ennemi juré aujourd’hui, Gülen est installé en Pennsylvanie et Erdogan réclame à Washington son extradition (lire page 5). Le scénario, selon l’analyste politique turc Oktay Yilmaz, joint par téléphone, était que « quelques officiers de second rang qui reçoivent des ordres non de leurs supérieurs, mais d’un mouvement actif dans plus de 100 pays, ont conclu une alliance avec des Kemalistes au moment où le gouvernement préparait un dossier pour le présenter à l’administration américaine sur les dérives de Gülen ». C’est la crainte de la dérive autoritaire du pouvoir qui est aujourd’hui avancée. Erdogan entend-il tirer une leçon de ce putsch manqué et rectifier ses dérives ?
Se venger
Le chef du gouvernement, Binali Yildirim, a livré le dernier bilan de cette tentative de putsch : 208 personnes décédées, sans compter les putschistes, soit un total d’au moins 308, dont 145 civils et avec 1 491 blessés. Sans compter un gouvernement qui veut désormais se venger. De retour précipité de vacances dans la nuit du putsch, Erdogan déclarait à Istanbul que ce coup d’Etat était « un don de Dieu » ... un don pour purifier l’armée, dit-il. Mais en réalité, il semble à ses yeux un « don de Dieu » pour accomplir son rêve de mettre en place un régime présidentiel autoritaire. Arrivé à la tête du gouvernement en 2003, puis à la magistrature suprême en 2014, Erdogan sort une nouvelle fois renforcé de ces événements, cultivant davantage son image de leader.
Le président turc, dont le parti ne dispose pas de la majorité absolue au parlement, pourra ainsi engager des élections législatives anticipées à la recherche de 14 sièges supplémentaires qui lui permettraient d’obtenir la majorité des deux tiers nécessaires pour modifier la Constitution actuelle et faire passer la Turquie du régime parlementaire au régime présidentiel et concentrer les pouvoirs entre ses mains. Le président ne devrait-il pas en revanche profiter de cette occasion pour entamer une politique plus consensuelle, au moins avec l’opposition qui a été unanime dans son rejet du putsch ? « La crise a atténué la polarisation du pays et je crois que c’est une occasion pour entamer le dialogue entre politiciens et atteindre le consensus », estime Yilmaz. Mais le scénario le plus probable est qu’Erdogan verra dans ce putsch raté une occasion de devenir le sultan-président.
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