L’islam politique est-il fini en Egypte ? La question ne cesse de revenir depuis 2013. La révolution du 30 juin 2013 représente en effet un tournant décisif dans la relation entre l’Etat égyptien et le courant de l’islam politique, qui n’a pas réussi à rester plus d’un an au pouvoir. Bien que ces relations aient toujours oscillé entre l’affrontement et l’encadrement de la part de l’Etat — et même si c’est toujours la même logique qui les gouverne —, l’affrontement a atteint des niveaux très élevés. Ceci a été le résultat de la recrudescence de la violence pratiquée par les groupuscules armés issus de la confrérie des Frères musulmans et des mouvements salafistes qui tournent dans son orbite, et de la réaction de l’Etat qui, animé d’une animosité égale, traque la confrérie devant la justice. Ainsi, la politique d’encadrement a reculé.
Nabil Abdel-Fattah, rédacteur en chef du Rapport sur l’état de la religion en Egypte, édité par le Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, estime que dans le cas de l’Egypte, le problème structurel le plus important dans le processus de la fondation de l’Etat-nation moderne a été celui de la relation entre le religieux et le politique. Abdel-Fattah explique que le caractère conflictuel qu’a pris cette relation, avec toutes les tensions qu’il implique, a atteint des niveaux élevés d’animosité réciproque entre toutes les parties impliquées dans les sphères étatiques, religieuses, politiques, législatives ou sociales. Le chercheur insiste sur le fait que ce conflit ne se limite pas aux Frères musulmans, mais caractérise les relations avec plus ou moins tout l’éventail des mouvements de l’islam politique.
Or, la carte de l’islam politique en Egypte indique des divisions fondamentales entre les divers courants, alors que chacun de ces courants souffre à son tour de divisions internes. Les Frères musulmans sont aujourd’hui en pleine confrontation avec l’Etat. Depuis qu’ils ont été chassés du pouvoir le 30 juin 2013, l’hostilité s’est renouvelée entre les deux parties. Parmi leurs principaux dirigeants, 83 % se trouvent derrière les barreaux, 6 % sont morts en détention, alors que 11 % ont réussi à quitter le pays. Leurs ressources économiques et financières ont été asséchées à travers la mise sous séquestre de 93 de leurs plus grandes entreprises, selon une étude récente du Centre régional des études stratégiques. De même, ils ont été privés de toute sympathie populaire sapant ainsi leur base sociale. Au niveau régional, la confrérie souffre de divisions dans plusieurs pays du Moyen-Orient. Elle figure désormais sur la liste d’organisations terroristes de plusieurs pays comme l’Arabie saoudite qui leur a longtemps servi de refuge (lire page 4).
Mais la séquelle la plus sérieuse reste la rupture sans précédent entre les dirigeants et leurs bases. D’habitude, les crises par lesquelles passaient les Frères offraient une raison pour plus de cohésion et d’unité. Or, après le 30 juin, une fissure s’est produite au sein de la confrérie, comme en témoigne un enregistrement fuité attribué à l’un de leurs leaders, Mahmoud Ezzat, chargé des affaires du guide de la confrérie. Celle-ci est désormais divisée en deux branches : l’une dirigée par Ezzat et l’autre par le secrétaire général, Mahmoud Hussein, aux côtés de membres de l’Organisation internationale des Frères à l’étranger. Cette dislocation semble engendrer une nouvelle forme de l’islam politique, explique Achraf Al-Chérif dans une étude publiée par l’Institut américain de recherche Carnegie Endowment sur « L’Avenir de l’islam politique en Egypte ». « L’idéologie de l’islam politique est devenue plus vague. Les frontières entre les centres et les branches se sont fragilisées et les changements actuels au sein de la confrérie reflètent des différences importantes entre les générations », dit-il.
Un coup fatal, mais pas mortel
Des sources sécuritaires estiment que tout ce qui précède indique que l’Etat a gagné le bras de fer qui l’opposait à la confrérie. Interrogé sur ce point par Al-Ahram Hebdo, un expert sécuritaire tempère. « Oui, il est vrai que l’Etat a gagné l’affrontement, mais qui peut garantir que cette victoire perdure ? Nous avons déjà eu l’expérience des années 1954, c’est presque le même scénario qui se répète. Aujourd’hui, la confrérie a reçu un coup fatal, mais elle n’en est pour autant pas morte », explique-t-il. Selon lui, des démarches auraient été prises en vue d’une transaction permettant à la confrérie de reprendre ses activités de prédication, tout en la maintenant sous le contrôle de l’Etat et des services de sécurité. Mais, ajoute la même source, ces tentatives n’ont pas abouti, et l’affrontement a repris de plus belle. De manière générale, les spécialistes des mouvements islamistes ne croient pas que l’Etat égyptien ait l’intention de revenir à sa politique habituelle d’encadrement à l’égard des Frères.
De retour à la carte des groupes islamiques, on constaterait que la seule faction à avoir soutenu le renversement des Frères est celle de la Daawa salafiya et son aile politique, le parti Al-Nour. Celui-ci faisait partie des rédacteurs de la déclaration du 30 juin, et a participé aux dernières élections législatives. Or, ce parti n’est plus très présent sur la scène politique comme il l’était sous le règne des Frères. Il est le parti le moins représenté au parlement avec seulement 12 députés, alors qu’il pensait pouvoir récolter les fruits de sa rupture avec son rival d’antan. Mais la rue ne voulait plus simplement entendre parler de l’islam politique et ceci s’est manifesté dans les législatives.
D’autres organisations salafistes moins importantes avaient en effet décidé de soutenir les Frères musulmans et formé un « Front pour la défense de la légitimité », qui n’a pas tardé à se disloquer. Quant à la Gamaa islamiya, 90 % de ses dirigeants ont quitté l’Egypte et se sont installés à Istanbul. Ex-leader de la Gamaa, Nagueh Ibrahim estime que le mouvement a commis une grave erreur en s’alliant aux Frères musulmans. « Encouragée par la vague de révolutions qui ont envahi le monde arabe, la Gamaa a commis une série d’erreurs, dont notamment le soutien des Frères et la participation à leur sit-in à Rabea et Al-Nahda, où une soixantaine de ses membres ont péri », rappelle Ibrahim. Et d’ajouter : « Par la suite, la Gamaa a expédié ses jeunes à l’enfer syrien au nom du djihad. Mais en fait, ce sont des pions utilisés dans une guerre de règlement de comptes entre les services syriens et après la fin de la guerre là-bas, ils rentreront en Egypte et n’auront rien gagné », prévoit-il. Autant dire que la Gamaa n’a pas échappé aux fractures qui se sont manifestées au sein des autres mouvements islamistes. « Et le jour où la Gamaa réintégrera la vie politique, elle sera animée d’un esprit de vengeance », conclut-il, estimant d’ailleurs que la polarisation actuelle n’est pas dans l’intérêt du pays car la spirale de vengeance aura pour résultat une recrudescence de la violence et poussera plus de jeunes à davantage de radicalisation.
Par ailleurs, Kamal Habib, spécialiste des groupes islamistes, pense que ce sont les islamistes qui devraient faire le premier pas en procédant à un examen de conscience, une nouvelle révision. « Il est important que les islamistes fassent le bilan de leur année au pouvoir, avec objectivité et transparence. Ils doivent aussi arrêter leur position concernant le recours à la violence, au travail souterrain, et vis-à-vis de la notion de l’Etat moderne et des citoyens non musulmans », dit Habib.
Les experts interviewés par l’Hebdo sont quasi unanimes à souligner que pour le moment, l’Etat a tiré le tapis sous les pieds des islamistes sans trouver d’alternative susceptible de combler le vide créé par leur absence, au risque de les voir resurgir. Dans le contexte actuel, un rapprochement à l’ancienne entre les islamistes et l’Etat est très peu probable, surtout que le régime actuel a en partie construit sa légitimité sur les ruines du courant de l’islam politique. Un rapprochement rendu d’autant plus difficile par les divisions qui minent ce courant.
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