Un nuage de gaz lacrymogènes bouche l’horizon tandis que la respiration devient presque impossible sur cette portion de la corniche du Nil, près de la place Tahrir au Caire. Le tout dans un vacarme de cris et de sirènes d’ambulances. Les manifestants parviennent même à confisquer un fourgon de police qui a écrasé l’un des leurs, le conduisent sur la place Tahrir avant d’y mettre le feu. Mais dans la nuit de lundi à mardi, manifestants et policiers se retrouvent obligés de coopérer pour empêcher le pillage par des hommes armés du fameux hôtel
Semiramis, avant que les accrochages ne reprennent.
Mohamed Morsi
Les scènes ne sont pas moins inouïes dans les villes aux abords du Canal de Suez où l’état d’urgence a été décrété et le couvre-feu instauré pour un mois après un déploiement de l’armée. «
A bas le régime du guide ! ». En signe de défi, à l’heure de l’entrée en vigueur du couvre-feu, les marches envahissent les rues avec des chants anti-Morsi pour braver sa décision, puis organiser un tournoi de foot dans la rue. Les habitants forment leur équipe face à celle de l’armée. A Ismaïliya, qui compte l’une des plus importantes équipes de foot d’Egypte, le match s’achève sur le score de 5-1 en faveur des habitants.
C’est d’ailleurs un match de foot qui est, en partie, derrière cette escalade de violence et le deuxième anniversaire de la révolution de 2011 a été célébré dans le sang. Les heurts ayant marqué la révolte qui a fait tomber Moubarak se sont renouvelés sous le nouveau président Morsi.
Coïncidence de dates, le lendemain de l’anniversaire, le 26 janvier, se tient le procès du drame du stade de Port-Saïd où 74 supporters ont été massacrés juste après un match de football l’an dernier. 21 personnes sont jugées coupables et condamnées à mort. Les heurts éclatent dans cette ville du Canal de Suez, avec un bilan de plus d’une quarantaine de morts en 3 jours. Au total, depuis jeudi, l’Egypte a franchi le seuil des 50 morts.
« J’ai donné mes ordres aux forces de la police de réagir avec fermeté contre les saboteurs. Nous ferons face à toute menace contre la sécurité avec force et fermeté dans le cadre de la loi », a déclaré le chef de l’Etat en présentant ses condoléances aux familles des victimes et en brandissant aussi un doigt menaçant. Le président Frère fait pourtant face à la plus importante contestation depuis son arrivée au pouvoir en juin dernier.
Le décret avec lequel il s’était arrogé des pouvoirs exceptionnels, suivi en décembre de l’adoption par référendum d’une Constitution controversée, et l’installation des Frères aux postes-clés du pays suscitent des réactions enflammées de l’opposition qui voit Morsi s’imposer en un nouvel « autocrate » instaurant un agenda « islamique ». Aussi réclame-telle, entre autres, la révision de cette nouvelle Constitution et un changement du gouvernement. Les opposants des islamistes ont par ailleurs décidé de rejeter l’appel du président au dialogue, « sans agenda préalable, d’autant plus que deux autres tentatives du dialogue ont échoué car le président ne tenait pas ses promesses », explique Abdel-Ghaffar Chokr, chef du parti de gauche, La Coalition populaire. L’ex-candidat à la présidentielle, Hamdine Sabahi, a pour sa part décliné l’invitation « à moins que cesse le bain de sang et que les revendications du peuple soient satisfaites ».
Morsi a fini par s’entretenir lundi avec des partisans des partis islamistes. Seules deux figures de l’opposition ont assisté à la réunion : Ayman Nour qui, depuis un moment, semble avoir perdu le titre d’opposant et Abdel-Moneim Aboul-Fotouh, ancien Frère et ex-candidat à la présidentielle, mais qui a quitté la réunion avant sa fin. Aboul-Fotouh a pourtant lancé sa propre initiative au dialogue. Celuilà regrouperait à ses côtés le numéro deux de la confrérie, Khaïrat Al-Chater, le président du Parti Liberté et justice (des Frères) avec le symbole de la révolution, Mohamed ElBaradei, et son cofondateur du Front du salut (coalition de l’opposition) Hamdine Sabahi. La confrérie n’a pourtant pas encore réagi à cet appel affirmant « encore l’examiner».
Juger le ministre de l’Intérieur
Difficile de voir la confrérie qui maintient la haute main sur le pouvoir exécutif, législatif et même juridique avec un nouveau procureur, faire des concessions politiques à ses adversaires à la veille des législatives.
Le Front du salut exige en effet que le président accepte sa responsabilité concernant le sang versé ces derniers jours, qu’il fasse juger le ministre de l’Intérieur pour usage excessif de la force et qu’il soumette la confrérie des Frères musulmans à la loi gérant les ONG. C’est ce que la confrérie refuse depuis sa dissolution officielle sous Nasser, optant pour un travail dans le secret concernant ses membres, activités et financements.
Ces derniers jours, les Frères se font plutôt discrets et leur détachement du reste de la société est plus notable. Dans les villes du Canal, une blague dit que « seuls les Frères ont respecté le couvre-feu » en allusion à leur disparition. Mais ils ne sont pas silencieux, c’est évident, même si apparemment ils apparaissent dépassés par les événements et l’ampleur de la contestation. Le régime a ainsi décidé de confier des pouvoirs à l’armée, afin de « maintenir l’ordre » pour une durée illimitée (lire encadré page 4). L’Egypte, au bord de la faillite, ne peut pas perdre le contrôle sur le Canal de Suez, l’une de ses principales rentes, sa troisième ressource en devises avec 4 milliards de dollars par an. Mais l’intervention de l’armée dépasse les 3 provinces où l’état d’urgence a été décrété.
Le régime met en avant la théorie de groupes de malfrats qui menacent le pays pour rallier les Egyptiens à ses côtés, et le contexte ne lui est pas moins favorable.
Une milice dénommée Black Block a fait son apparition sur Tahrir. Ses membres sont vêtus de noir, ont le visage masqué et s’attaquent à la police comme aux bâtiments publics (lire page 5). Les policiers parlent aussi de Kalachnikov et autres armes à feu dans la rue. Morsi a alors décidé d’opter pour la méthode de Moubarak, à savoir le tout-sécuritaire avec les policiers en première ligne pour parer aux crises politiques. Mais les affrontements armés incessants avec les manifestants semblent avoir lassé les policiers. Leur ministre de l’Intérieur a même été chassé des funérailles de leurs collègues et ils évoquent déjà une rébellion des membres des forces antiémeutes. Soulèvement qui toucherait alors le coeur de l’Etat.
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