« Al-Ahram de Heikal ... Al-Ahram de Heikal », criaient les marchands de journaux en parcourant les rues tôt le matin dans les années 1960. En ce 1er août 1956, la 26 000e édition d’Al-Ahram porte pour la première fois le nom de Mohamad Hassanein Heikal, en tant que rédacteur en chef. Son nom y restera jusqu’au 2 février 1974. Heikal a fait ses premiers pas dans le monde de la presse, avant même d’atteindre l’âge de 19 ans. En février 1942, en pleine Seconde Guerre mondiale, il rejoint la rédaction de The Egyptian Gazette, le plus ancien journal anglophone du Moyen-Orient, fondé en 1880. Il y passe sa première période de formation professionnelle (1942-1944), durant laquelle il pratique le journalisme de terrain comme il l’a raconté lui-même dans son livre Entre journalisme et politique. Dans ce journal anglophone, deux figures ont profondément marqué Heikal et l’ont formé à la méthode américaine de journalisme où la collecte de l’information est une étape très importante. Scott Watson, ce journaliste de gauche qui a couvert la guerre d’Espagne, et Harold Earl, rédacteur en chef du journal.
Heikal a commencé sa carrière en couvrant des faits divers avant que Scott ne lui demande, en octobre 1942, d’aller couvrir la bataille d’Al-Alamein dans le Désert occidental entre les Allemands et les Britanniques. Il devient reporter de guerre. « Et c’est d’ici que commence l’intérêt qu’il portera aux questions géopolitiques », explique Leïla Abdel-Méguid, professeure de journalisme à l’Université du Caire. Mohamad Al-Tabeï, surnommé le prince de la presse arabe, est une autre personne qui a laissé une empreinte sur le parcours de Heikal. Il le convainc que « l’avenir » est de jouer un rôle sur la scène journalistique arabophone. Et Heikal rejoint en 1944 le journal de Akher Saa (la dernière heure), avant que celui-ci ne fusionne en 1946 avec Akhbar Al-Youm qui appartenait aux frères Ali et Moustapha Amin. Il devient un journaliste star, en recevant le Prix Farouq pour la presse arabophone, après avoir rédigé une enquête sur l’épidémie de choléra dans le gouvernorat de Charqiya. Il couvre ensuite les séances du parlement, qui lui ont permis de se rapprocher des sphères de la politique égyptienne et d’entrer en contact avec ses acteurs. Mais très vite, la couverture de la politique locale perd son éclat pour Heikal qui retourne à nouveau sur les champs de batailles. Pendant cinq ans, il parcourt le monde couvrant les plus importants conflits : la guerre de Palestine, la guerre civile grecque qui a enflammé les Balkans, la série de coups d’Etat en Syrie. De retour, Heikal succède à Ali Amin en juin 1952 à la tête de la rédaction d’Akhbar Al-Youm. Après la révolution de Juillet 1952, il refuse l’offre de Nasser de prendre la tête du nouveau journal Al-Gomhouriya, justifiant son refus par le fait que « la révolution n’a pas besoin d’un journal qui s’exprime en son nom puisque tous les journaux de l’Egypte le font ».
Pari réussi

Avec le président Al-Sissi.
En 1957, Heikal accepte l’offre de Bichara Takla de prendre les rênes d’Al-Ahram qui était sur le point de faire faillite. L’écrivain Ragab Al-Banna, auteur de plusieurs livres sur Heikal, décrit cette période : « L’année 1957 représentait un tournant décisif pour l’Egypte qui subissait des changements politiques après l’agression tripartite en 1956. A l’époque, Al-Ahram était immobile et incapable d’accompagner les changements de cette période et ses ambitions. Heikal était le plus à même de prendre en charge le développement d’Al-Ahram, grâce à son jeune âge, son talent journalistique et sa large connaissance de ce qui se passait en Egypte et dans le monde ainsi que son amitié personnelle avec Gamal Abdel-Nasser », écrit Al-Banna.
Mais dès ses premiers pas à Al-Ahram, Heikal se retrouve face à plusieurs défis. Son défi principal était de relancer le journal qui était en chute libre. La distribution avait chuté à 68 000 exemplaires, et ses pertes avaient atteint 1,5 million de L.E. Akhbar Al-Youm et Al-Ahram représentaient en outre deux écoles d’écriture différente. « Sous la présidence de Heikal, Al-Ahram s’est beaucoup modernisé devenant un journal d’élite dans le monde arabe », dit Leïla Abdel-Méguid. Il a commencé à injecter du sang nouveau dans le journal en recrutant 54 nouveaux diplômés des universités égyptiennes en 1958. « Heikal a changé le concept des articles d’opinion à l’époque dominés par l’émotion et la rhétorique pour être basés essentiellement sur l’information et l’événement », affirme Abdel-Méguid. Heikal a aussi réussi à attirer dans l’enceinte d’Al-Ahram de grands noms comme Tewfiq Al-Hakim, Naguib Mahfouz, Ahmad Bahaeddine et Youssef Idriss. « Je voulais par leur présence les mettre au centre de la scène pour voir ce qui se passe et écrire leurs connaissances », dit Heikal. Au début de 1960, il consacre 10 000 L.E. à l’étude du projet de construction de nouveaux locaux inaugurés le 10 janvier 1969.
Dix étages climatisés et un Centre d’études politiques et stratégiques. Heikal a créé également la revue Al-Siyassa Al-Dawliya qui s’intéresse à l’Afrique et à l’Asie. Un centre d’archives où sont stockés des articles et des photos ainsi que des microfilms a été aussi créé par Heikal. Ces archives étaient considérées comme « la mémoire du journaliste ». « L’aptitude de Heikal en matière de gestion n’était pas inférieure à sa maîtrise du journalisme. C’est le secret de sa réussite », dit Al-Banna. Le tirage du journal passe de quelque 100 000 exemplaires en 1958 à 423 000 en 1974 et le total des gains de l’entreprise ont atteint 4 millions de L.E. en 1968. Son article hebdomadaire Bisaraha (en toute franchise) a augmenté le tirage du journal du vendredi qui est passé à un million d’exemplaires. La fin du parcours de Heikal à Al-Ahram interviendra sous le président Al-Sadate qui lui demandera de choisir entre un portefeuille au gouvernement ou un bureau de conseiller du chef de l’Etat. Al-Sadate voulait le mettre à l’écart à cause de ses articles fustigeant ses politiques. Dans la soirée du 2 février 1974, Al-Sadate décide d’écarter Heikal d’Al-Ahram et le nomme au palais de Abdine comme conseiller du président. Décision fermement rejetée par Heikal qui a passé le reste de sa vie comme journaliste et penseur indépendant.
Aliaa Al-Korachi
Heikal en dates
23 septembre 1923 : Naissance à Bassousse, village du gouvernorat de Qalioubiya.
1942 : Début de sa carrière de journaliste, à 19 ans, à The Egyptian Gazette, le plus ancien journal anglophone du Moyen-Orient.
1945 : Journaliste dans le magazine Akher Saa.
1946 : Envoyé spécial dans plusieurs pays arabes pour la fondation d’Akhbar Al-Youm jusqu’en 1950.
1948 : Couvre la guerre israélo-arabe, la guerre civile grecque et la série de coups d’Etat en Syrie.
1951 : Rédacteur en chef du magazine Akher Saa et directeur de rédaction du quotidien Al-Akhbar.Parution de son premier livre : Iran sur un volcan, après une visite d’un mois à Téhéran.
1954 : Travaille auprès du président Gamal Abdel-Nasser et rédige ses discours.
1955 : Mariage avec Hédayet Eloui.
1957 : Rédacteur en chef du quotidien Al-Ahram pendant 17 ans.
1970 : Devient ministre de l’Information jusqu’en 1974.
1974 : Décision d’Al-Sadate en vertu de laquelle Heikal quitte Al-Ahram pour devenir conseiller du président au palais Abdine. Heikal quitte Al-Ahram mais refuse le poste de conseiller.
1978 : Retrait de son passeport et accusation de publication d’articles qui compromettent la réputation du pays.
1981 : Emprisonnement quelques jours puis libération après l’assassinat d’Al-Sadate.
1984 : Et pendant les années qui suivent, publication d’une série de nouveaux livres dont Les Documents de Suez, le premier livre de Heikal publié en Egypte depuis 1974.
2003 : Annonce l’arrêt de l’écriture politique après 80 ans de carrière.
2004 : Début de séries d’interviews sur la chaîne satellite Al-Jazeera puis CBC.
17 février 2016 : Décès de Heikal
Amira Samir
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