« C’est l’absurdité du marécage libanais », résume Fayçal Salmane, écrivain et analyste politique libanais, où dans son pays la fonction de président de la République est vacante depuis 2014. Depuis le départ de Michel Sleimane du palais de Baabda, les 128 députés du pays du Cèdre ne parviennent pas à élire de successeur faute du quorum des deux tiers.
Le consensus de la classe politique, qui a toujours été essentiel sur la personne du chef de l’Etat libanais, n’est pas atteint sur le plan régional, et rien ne laisse prévoir qu’il sera obtenu par l’élection. Le consensus qui se développait autour de Sleimane Frangié a toutefois été avorté par l’alliance surprise entre les ennemis d’hier, Michel Aoun, chef du Courant patriotique libre, et Samir Geagea, chef du Parti des forces libanaises.

Samir Geagea a soutenu la candidature de son rival Michel Aoun.
(Photo : AFP)
L’absurdité est telle que le cacique politicien libanais Walid Joumblatt s’est abstenu, dans une réponse à l’Hebdo, de commenter « la scène qui fourmille d’absurdité ». Les deux candidats à la présidentielle, Aoun et Frangié, chrétiens maronites, appartiennent au même camp, celui du 8 Mars, avec comme partenaire principal le Hezbollah. Geagea, qui fait partie du camp adverse du 14 Mars, a annoncé son soutien à Aoun alors que son partenaire Saad Al-Hariri, hostile au régime syrien, soutient désormais Frangié, ami du président syrien Bachar Al-Assad. Cela a-t-il un sens ? Il semble que oui dans un pays où chacun des protagonistes se fait « des présomptions donquichottiennes s’autoproclamant le décideur de la stabilité du Liban, alors qu’il n’est qu’une souris saoule qui croit combattre le lion », explique Salmane, joint par téléphone à Beyrouth. Et le Lion ? Il n’est que ces forces internationales et régionales apparemment pas encore prêtes à un règlement au Liban. « L’élection d’un président au Liban est une décision régionale et internationale qui n’est pas propice aujourd’hui », annonce le ministre de l’Intérieur, Nouhad Machnouq.
Ceci a toujours été le cas au Liban : l’enjeu de la présidentielle, ainsi que tous les autres scrutins, dépassent largement les frontières libanaises et les divisions internes ne sont que le reflet des rivalités régionales. L’Arabie saoudite, la Syrie, l’Iran, les Etats-Unis, la France, la Russie, tous se disputaient le contrôle du pays du Cèdre (lire article page 4). C’est dans ce pays que jouaient les différentes forces, renseignements, contrebandes, prostitution, blanchiment d’argent. Un espace où tout le monde respirait et qui, avec le temps, a servi aussi de soupape de sécurité pour la Syrie et les Palestiniens. Mais le problème aujourd’hui, comme l’explique un haut diplomate égyptien spécialiste du dossier libanais, est que « le dossier libanais dépend non seulement des rivalités d’antan, mais aussi de fronts de guerre ouverts en Syrie et en Iraq, ou encore au Yémen et en Libye, et qui dépassent dans leur importance le petit Liban, et les Libanais se voient donc obligés d’attendre un consensus irano-saoudien ». Selon lui, les deux capitales, Téhéran et Riyad, ne sont pas pressées de parvenir à un règlement, même partiel au Liban, « car le Liban ne changera rien à l’équation d’aujourd’hui. Il est important uniquement lorsqu’il est en guerre avec Israël, mais le Hezbollah est occupé dans le bourbier syrien ». On ignore à ce jour la position du parti de Hassan Nasrallah, qui a préféré garder le silence sur la nouvelle alliance Aoun-Geagea. Un silence qui s’explique, selon un ancien diplomate égyptien qui a servi au Liban, par « un refus iranien de se présenter, en pleine crise avec le Royaume d’Al Saoud, comme son héritier au Liban ».
Acteurs régionaux pas prêts
Si les acteurs régionaux ne sont pas encore prêts pour une sortie sur le ring libanais, les échauffements ont commencé. « Geagea fait une fuite en avant et veut améliorer son statut chrétien. Il croit que Aoun, avec lequel il partage des régions chrétiennes autour desquelles il s’était livré une bataille fratricide en 1990, est suffisamment âgé (81 ans) et pourrait donc profiter de son héritage à travers cette alliance politique », précise l’analyste libanais. En se réconciliant avec son ennemi de longue date, il espère aussi obtenir une place avancée pour son parti aux futures législatives et avec elles des portefeuilles au gouvernement.
Saad Al-Hariri fait face à une crise financière, notamment avec l’arrêt du flot d’argent saoudien. « La situation financière contrôle aussi la situation politique, et le financement qui parvenait aux partisans de l’Arabie ou de l’Iran s’est asséché. Ils sont aujourd’hui pris dans une guerre qui coûte des milliards de dollars », explique Salmane. Le président du mouvement du Futur a tout intérêt à accélérer la présidentielle, car l’élection d’un nouveau président signifierait que le poste de premier ministre lui reviendra. Hariri pariait aussi, en soutenant Frangié, sur une division du camp 8 Mars, et que le mouvement aurait été obligé de choisir publiquement entre deux candidats qui sont les siens.
Cette nouvelle alliance Geagea-Aoun n’est qu’une tempête dans une tasse de thé. Car théoriquement, rien n’a changé. « C’est une étape avancée au niveau de la société libanaise ; elle est généralement positive au niveau chrétien, mais elle ne suffit pas pour la présidentielle », a déclaré lundi, au quotidien As-Safir, le chef du parlement, Nabih Berri. En effet, Aoun a encore besoin d’autres formations politiques sunnites qui se rallient à sa candidature, surtout celles du Futur, ce qui paraît impossible, tandis que le Hezbollah maintiendra son silence assourdissant et signera absent de la prochaine session parlementaire. « Au Liban, rien n’est prévisible », estime le diplomate égyptien. Ainsi il faudrait attendre un règlement ou un changement des rapports de force dans le conflit ouvert dans la région pour nommer un président libanais.
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