« Le poste de juge
est trop prestigieux pour être confié à un fils d’éboueur. Le candidat doit venir d’un milieu respectable ». Les propos du ministre de la Justice, Mahfouz Saber, ont déclenché un tollé et des réactions outrées de l’opinion publique, notamment sur les réseaux sociaux. Le ministre a dû démissionner 24 heures plus tard.
Au-delà du tollé, ces propos révèlent une discrimination sociale qui ne se cache plus, comme quoi certaines fonctions devaient rester réservées à une certaine élite.
Sur le plan officiel, le premier ministre, Ibrahim Mahlab, a insisté sur le fait que « le gouvernement respecte toutes les composantes de la société, notamment les personnes qui exercent des métiers manuels et qui contribuent à bâtir l’avenir du pays. Le fils d’un éboueur est comme celui d’un ministre, comme celui du premier ministre. Nous sommes tous égaux » … au moins en théorie.
Les Constitutions égyptiennes ont toutes mentionné l’équité des chances à tous les citoyens, sans discrimination aucune. « Les propos de Mahfouz Saber sont contraire à la Constitution, selon laquelle les postes de la fonction publique sont ouverts aux citoyens selon des critères de compétence. Mais dans la pratique c’est autre chose. La classe sociale est un facteur décisif », affirme le juriste Essam Al-Eslambouli.
« La discrimination à l’embauche demeure une question fort préoccupante, alors que plus d’un quart des Egyptiens vivent en dessous du seuil de la pauvreté, selon des statistiques officielles. Il s’agit d’un phénomène très ancien dans la société égyptienne qui reflète l’élargissement de l’écart entre les classes sociales », poursuit la sociologue Nadia Radwan.
« Ceux issus de milieux pauvres font face à un genre de racisme, non seulement de la part de la société, mais surtout de la part des institutions officielles et des différents organismes de l’Etat. Ils sont rarement nommés aux postes-clés que ce soit dans la police, l’armée ou les affaires étrangères. La liste est longue », reprend Al-Eslambouli.
En 2004, un jeune Egyptien du nom de Abdel-Hamid Chata s’est suicidé après avoir été exclu d’un concours pour un poste de diplomate, en dépit de ses bons résultats à l’examen écrit, parce qu’il était un « fils de paysan ». Cette anecdote dramatique illustre bien la discrimination à l’embauche qui sévit en Egypte.
Une catégorie privilégiée
La magistrature en particulier se considère comme une catégorie à part. Ces membres sont aussi les mieux payés et reçoivent des privilèges et avantages de toute nature. Ils jouissent aussi d’une immunité totale et transmettent leur titre à leurs fils. Le concours d’entrée à la magistrature n’en est pas vraiment un. « Le Conseil suprême de la magistrature préfère recruter des fils de juges, car nous ne sommes pas n’importe qui en Egypte. Nous n’avons ni le droit d’appartenir à un parti politique ni à une organisation religieuse. Avant notre admission, l’Etat enquête sur nous et sur notre famille. C’est pourquoi, c’est plus simple quand on est issu d’une famille de magistrats », précise un juge alexandrin qui souhaite garder l’anonymat. Celui-ci est magistrat, fils de magistrat et frère de magistrat.
La sociologue Nadia Radwan décrit la mentalité derrière ce processus d’exclusion : « Ces postes publics exigent des candidats qui ne cachent pas de colère envers la société, qui ont grandi dans un environnement convenable et qui savent comment se tenir et réagir. C’est pourquoi beaucoup considèrent que ces postes ne conviennent pas aux pauvres ».
Les fonctionnaires de l’armée et de la police sont aussi des privilégiés. La présentation au concours d’entrée aux facultés militaires et à celle de la police passe par un examen d’allure (lire page 5). L’embauche à ces emplois n’est autorisée qu’après cet entretien dit « de filtrage » qui juge l’apparence et l’appartenance sociale.
« On est dans une société élitiste. Et on est aussi le fils de son père. Si ton père est magistrat, tu seras magistrat. S’il est médecin, tu seras médecin et s’il est balayeur ou concierge, tu le seras aussi. Et c’est pour cela qu’un nombre accru de jeunes qualifiés partent chercher de meilleures conditions de travail à l’étranger », estime Ahmad Salah, 37 ans, aujourd’hui avocat. Il s’est présenté plusieurs fois à des examens d’allure pour accéder au poste de procureur, mais son père est paysan.
Des propos révélateurs
Si les déclarations du ministre ont été fortement critiquées, elles reflètent une réalité indéniable. En 2014, les candidatures de 138 aspirants à des fonctions au sein du ministère de la Justice ont été refusées parce que leurs pères n’avaient pas de diplômes universitaires. L’année dernière, Ahmad Abdel-Rahman, le vice-président de la Cour de cassation, avait conseillé au fils d’un balayeur d’aller chercher un emploi ailleurs que dans la magistrature.
Le président du Club des juges, Ahmad Al-Zind, avait émis des déclarations encore plus choquantes. Pour lui, le fils d’un juge réussi obtenant une mention « passable » sera meilleur et plus digne d’accéder à la magistrature que le fils d’un non-juge ayant obtenu une mention « excellent ». « L’embauche des fils des juges se poursuivra et il n’y aura aucune force en Egypte qui pourra arrêter l’extension sacrée des fils des juges vers les postes de magistrat », dit-il en toute impunité.
Ces propos ont beau être indignes, rien ne change. Cette injustice sociale est depuis longtemps critiquée, mais en vain. Cette fois, l’éboueur a eu gain de cause : le ministre de la Justice a dû démissionner. Et dans un jugement qui est le premier en son genre en Egypte, la Cour administrative d’Alexandrie a criminalisé, la semaine dernière, la passation de père en fils des emplois publics.
Mais pour mettre fin à ces formes de discrimination, il faudrait tout un appareil de lois et de sanctions. Mais qui d’autre que les juges eux-mêmes pour les appliquer ?
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