Les réformes politiques de Nasser ont réduit considérablement le fossé entre les classes sociales.
Terminant ses études secondaires, Gamal Abdel-Nasser, fils d’un simple fonctionnaire de l’administration des postes et télégraphes, décide de rejoindre en 1936 l’Académie militaire. Bien qu’il ait passé avec succès son examen médical, Nasser voit son admission bloquée par la commission d’entretien en raison de son origine paysanne.
A l’époque royale, l’Académie militaire était réservée à l’aristocratie et à la grande bourgeoisie. Nasser s’inscrit alors à la faculté de droit de l’Université Fouad (devenue l'Université du Caire) avant de la quitter six mois après pour essayer à nouveau de rejoindre l’Académie militaire. Cette fois, son admission est possible après que le roi Farouq l’eut ouverte à la classe moyenne, pour élargir le recrutement d’officiers. « Sans cette base d’Egyptiens modestes qui ont intégré l’armée, la Révolution des Officiers Libres, sous la conduite de Nasser, qui a réussi à renverser le roi Farouq, n’aurait jamais vu le jour », indique Assem Dessouqi, professeur d’histoire moderne à l’Université du Caire.
La situation sociale avant 1952 était tendue, le chômage explosait et les disparités sociales étaient flagrantes avec une grande majorité de la population en dessous du seuil de pauvreté et une féodalité énorme. Ces grands propriétaires fonciers jouissaient aussi d’un grand pouvoir politique en occupant presque la plupart des postes ministériels, les sièges du Sénat et un grand nombre de sièges de la Chambre des représentants. Cette couche a tiré aussi une protection énorme du palais, de l’armée et de la police et « il n’était pas dans son intérêt de changer cette situation », explique Dessouqi. « L’éducation des enfants pauvres est un énorme risque social », dit Wahib Doss. Cette phrase prononcée par un membre du Sénat montre l’orientation sociale des détenteurs du pouvoir avant la Révolution de 1952.
Changement radical
« Dès les premiers jours de son accession au pouvoir, Nasser lance une série de réformes politiques provoquant un changement radical dans la structure sociale, abolissant la ligne de démarcation entre les couches », explique Helmi Namnam, historien. Et d’ajouter : « Les professions ont été ainsi accessibles à tout le peuple égyptien, sans discrimination. Les qualifications scientifiques et la compétence professionnelle étaient les principaux critères pour rejoindre les fonctions de l’Etat. Et pour la première fois dans l’histoire de l’Egypte, les paysans et les ouvriers se voyaient gravir rapidement l’échelon social en occupant des hauts postes. La gratuité de l’enseignement, mesure adoptée par Nasser, a ainsi ouvert les portes des écoles et des universités à toute une génération de la classe moyenne et populaire. Et le taux d’analphabétisme s’est réduit largement, passant de 80 % avant 1952 à 50 % en 1970 ».
La création du bureau de coordination des universités en 1955 « a été la seule norme qui assure l’égalité des chances parmi les étudiants », dit Dessouqi. Auparavant, un étudiant, pour rejoindre une faculté dite du « sommet », comme celles de médecine et polytechnique, devait se présenter à une commission d’examen qui choisit les étudiants d’après le statut social et le niveau de richesse de sa famille. La Charte nationale publiée en 1962 a prescrit un nouveau rôle à « l’Etat » qui s’était engagé à employer tous les diplômés. Le code du travail unifié a vu le jour en 1964, et mis sur le pied d’égalité tous les cadres. L’embauche était régie par une réglementation commune garantissant la stabilité de l’emploi, la couverture médicale, le versement d’une retraite et le droit au congé.
Les capitalistes en force
C’est avec le début de l’époque de Sadate et le lancement de sa politique d’ouverture économique que les engagements sociaux de l’Etat se voyaient graduellement réduits envers les couches inférieures. Les capitalistes entraient en force, le fossé social s’élargissait et la couche moyenne se réduisait considérablement. Une dualité sociale s’imposait de nouveau, notamment après l’introduction de l’enseignement privé qui faisait éclore « les nouvelles élites ». Le bureau de coordination perdait ainsi de son éclat et les nominations étaient limitées aux fils de riches, notamment dans la magistrature, la police, les institutions et les grandes entreprises, raconte Namnam.
Le népotisme s’est davantage enraciné sous Moubarak et la discrimination à l’embauche a été flagrante. Le système d’emploi dans les hautes fonctions ainsi que dans toutes les autres institutions de l’Etat a été régi par le principe du « De qui es-tu le fils ? ». Le pire, comme l’explique Namnam, est que le népotisme à l’époque de Moubarak a revêtu une certaine légitimité. « Il est devenu la règle », dit-il. C’est pourquoi « la justice sociale » a été un des trois slogans qui a fait tomber ce régime en 2011.
Le cinéma a inscrit ces transformations sociales. En 1957, Rodda Qalbi (rends-moi mon coeur) de Ezzeddine Zulfoqqar incarne le changement fondamental dans la société après la Révolution du 23 Juillet 1952. « Ali », fils du jardinier, qui tombe amoureux d’« Ingy », la fille d’un prince, malgré la disparité sociale. Dans l’Immeuble de Yacoubian (2006), dont l’action se déroule dans un immeuble mythique du centre-ville construit en 1934, symbole de l’ancienne classe dominante d’Egypte, reflète l’image de la société de l’après-ouverture économique. « Taha », le fils du gardien de l’immeuble, réussit brillamment ses examens écrits de l’Académie de police, mais il ne peut y accéder suite à l’examen oral, dans une scène humiliante où on lui rappelle le métier peu respectable de son père. Traumatisé par cette injustice, il rejoint les groupes islamistes intégristes.
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