Al-Ahram Hebdo : 10 ans après les révoltes de 2011, comment voyez-vous la situation en Egypte ?
Dr Mohamed Mougahed Al-Zayat : Je pense qu’une tragédie a été évitée en Egypte grâce au Conseil militaire, à la Révolution du 30 Juin et aux gens qui l’ont soutenue. Si on regarde les pays de la région, on ne voit pas de Printemps, ni en Libye, ni en Syrie, ni au Yémen. Tous ces pays n’ont pas connu de Printemps arabe. Donner le pouvoir à l’islam politique aurait été catastrophique. C’était la volonté de l’Administration américaine de l’époque, en l’occurrence l’Administration Obama. C’était le modèle que les Etats-Unis ont tenté d’instaurer dans la région en établissant des « régimes démocratiques ». D’abord, en Iraq, en renversant le régime de Saddam Hussein, et ensuite dans les autres pays avec le soi-disant Printemps arabe. Mais ils ont échoué. Comment va l’Iraq aujourd’hui ? Le pays a souffert pendant des années du terrorisme. D’ailleurs, Daech y est toujours présent. La guerre contre le terrorisme n’a donc pas porté ses fruits. L’Iraq est déchiré et incapable d’organiser des élections libres, comme le souhaite le gouvernement. Le régime de Saddam Hussein est tombé, mais on a donné l’Iraq à l’Iran. Le Printemps arabe a tenté de renverser le régime de Bachar Al-Assad en Syrie. Que s’est-il passé ? On a donné la Syrie à la Turquie, à la Russie, à l’Iran et à ses alliés. La même situation s’est produite au Liban où la crise politique persiste encore, et l’Iran reste la partie influente. Même chose pour le Yémen. La Libye n’est pas en reste avec une anarchie totale, une prolifération des milices armées et l’infiltration de la Turquie. Le tout sous les yeux des Etats-Unis et des pays occidentaux. Le rêve américain de la démocratie ne s’est jamais réalisé au Moyen-Orient.
En Egypte, les Frères musulmans ont accédé au pouvoir, avec le soutien américain, et ont cherché à infiltrer les rouages de l’Etat en excluant les autres parties, notamment ces jeunes qui sont descendus dans la rue et qui avaient des ambitions de changement politique. Ils n’ont jamais eu l’opportunité de mettre en application leur vision. Les Frères musulmans voulaient s’emparer de l’Etat égyptien, mais ce qui s’est passé le 30 juin et le 3 juillet a restauré l’autorité de celui-ci.
— L’Etat égyptien a donc, selon vous, préservé sa stabilité, mais comment, alors que d’autres pays ont sombré dans le chaos ?
— L’Etat égyptien a réussi grâce à deux facteurs essentiels : le premier était les forces armées qui étaient soucieuses de surmonter la crise. La Révolution du 30 Juin a été en mesure de déraciner les Frères musulmans. L’armée égyptienne a ensuite eu la charge de restaurer l’autorité de l’Etat égyptien, de le préserver, de rétablir l’ordre dans la rue, de faire face au sabotage et à l’ingérence extérieure. L’armée a ainsi rétabli le calme et la stabilité. Quant au deuxième facteur, c’est le ralliement du peuple autour du leadership politique et du président Sissi qui a conduit ce changement, dans le but de rétablir la stabilité et la sécurité. Si l’Etat a triomphé c’est parce que l’Egypte a toujours été un pays modéré qui ne s’est allié à aucune idéologie extrémiste tout au long de son histoire, et qui a fait face à de nombreuses idées et organisations extrémistes. L’Egypte a toujours suivi la voie du juste milieu. Al-Azhar adopte la modération en islam, et l’Eglise égyptienne est contre l’extrémisme dans la doctrine chrétienne. Partant, le peuple égyptien a appris la modération et le juste milieu et a réussi à rejeter toutes les organisations extrémistes dans leurs dimensions religieuses et politiques à travers l’histoire.
Sans ces deux facteurs, l’Etat égyptien qui, durant 14 siècles, a été le pilier de la stabilité, aurait cédé. Les forces armées sont les gardiennes de l’Etat-nation qui s’est effondré dans de nombreux pays après les révoltes de 2011, ouvrant la voie aux convoitises étrangères. Le rôle de l’armée nationale est présent dans le monde entier. Que s’est-il passé quand une foule a attaqué le Capitole aux Etats-Unis ? La Garde nationale a été appelée à intervenir, ce qui signifie que les forces armées ont été appelées à assurer la stabilité du plus grand pays démocratique au monde qui a des institutions démocratiques censées être capables de contenir la situation, mais lorsque cela était nécessaire, on a eu recours aux forces armées. C’est le Pentagone qui a assuré pour la première fois l’investiture du président américain Joe Biden. Les forces armées sont donc le garant de la stabilité.
— Comment voyez-vous la prochaine période ?
— Il y a des défis internes et externes : la question du développement dans son sens large est l’un des défis internes les plus importants. Le projet de développement mené par le président Abdel-Fattah Al-Sissi est désormais le principal projet de reconstruction de l’Etat-nation égyptien. Sans développement, le pays devient vulnérable face aux menaces. Le deuxième défi est celui de la lutte contre le terrorisme. Certaines forces internationales et régionales ne veulent pas la stabilité pour l’Egypte et elles parrainent et renforcent le terrorisme. Il y a aussi le défi économique auquel nous sommes confrontés maintenant, et je pense que c’est un grand défi. Sortir du goulot d’étranglement nous permettra de construire un Etat capable de communiquer avec l’avenir et de relever ses défis. Quant aux défis externes, ils sont importants, et prennent la forme d’une ingérence internationale, que ce soit en soutenant certains groupes ou en provoquant des divisions internes. C’est pourquoi la cohésion sociale est primordiale. Je pense que la réussite de l’Etat ces dernières années à traiter ce qu’on appelle « le dossier copte » a contribué à rétablir la cohésion de la société égyptienne.
— Certains sont critiques de l’état des libertés en Egypte, notamment la liberté d’expression. Qu’en pensez-vous ?
— Le modèle égyptien considère que les droits des citoyens ne se limitent pas aux seuls droits politiques ou ne peuvent pas être condensés uniquement dans la liberté d’expression et d’opinion. Ces droits sont sûrement des droits inaliénables pour le citoyen, mais ils sont également accompagnés de droits économiques, sociaux et culturels. Je ne pense pas que le principal enjeu du développement soit la liberté politique, la liberté économique et sociale vient avant : le citoyen doit jouir de la liberté d’avoir son pain, de la liberté d’avoir un logement, de la liberté d’éducation et de celle d’avoir accès aux soins médicaux. Tous ces droits visent à garantir aux citoyens une vie décente. Ils doivent être associés les uns aux autres dans le sens que le développement doit être global.
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