C’était la derrière chance pour trouver un consensus sur le dossier litigieux du barrage. Les négociations entre l’Egypte, l’Ethiopie et le Soudan ont repris du 9 au 15 juin au niveau des ministres de l’Irrigation et des Ressources Hydrauliques, via vidéoconférence et en présence des représentants des Etats-Unis, de l’Union Européenne (UE) et de l’Afrique du Sud en tant qu’observateurs. Les divergences n’ont pas tardé à resurgir. L’Ethiopie a présenté le 11 juin, dans un document de 12 articles, sa vision sur le remplissage et le fonctionnement du barrage. Vision rejetée par l’Egypte et le Soudan. « Le document éthiopien va totalement à l’encontre des principes convenus entre les trois pays lors des négociations de Washington parrainées par les Etats-Unis et la Banque mondiale », affirme un communiqué du ministère de l’Irrigation et des Ressources hydriques, avertissant que « l’approche éthiopienne complique la situation ».
Les réserves de l’Egypte
Lors d’une conférence de presse, samedi, le porte-parole du ministère de l’Irrigation, Mohamad Al-Sébaï, s’est montré pessimiste. « La position de l’Ethiopie est claire. L’Egypte et le Soudan doivent choisir entre signer un texte qui les rendrait otages de la volonté de l’Ethiopie ou accepter sa décision unilatérale de remplir le barrage », a dénoncé Al-Sébaï. Cette position éthiopienne confirme qu’Addis-Abeba n’a aucune volonté politique de conclure un accord équitable, a ajouté Al-Sébaï. « L’Ethiopie veut que les pays en aval cèdent leurs droits hydrauliques et reconnaissent le droit de l’Ethiopie d’exploiter unilatéralement le Nil bleu », affirme-t-il. Selon Al-Sébaï, le papier éthiopien ne donne aucune garantie aux pays en aval contre les dommages potentiels qu’ils pourraient subir en raison du remplissage du barrage en période de sécheresse.
Le ministère éthiopien de l’Irrigation a déclaré, dimanche, dans un communiqué que tout éventuel accord sur le dossier du barrage devrait se référer à la Déclaration de principe signée en 2015. « L’Ethiopie n’acceptera pas de se référer à des accords conclus à l’époque coloniale, et dont elle ne fait pas partie », dit le communiqué. Addis-Abeba conteste donc l’accord de 1959 sur le partage des eaux du Nil qui donne à l’Egypte un quota annuel de 55,5 milliards de m3 d’eau. Ahmad Al-Mufti, expert du droit international, souligne cependant que cet accord est reconnu au niveau international. « Le problème est que l’Ethiopie veut étendre sa domination sur le Nil Bleu sous prétexte qu’il est le pays en amont. Mais ceci est en contradiction avec la charte des Nations-Unies sur le Droit international fluvial. D’ailleurs, un accord signé en 1902 entre l’Angleterre (qui a signé pour l’Egypte), le Soudan et l’Ethiopie interdit l’installation de barrages sur le Nil Bleu de manière à entraver l’écoulement de l’eau aux pays en aval sans accord avec ces pays », argumente Al-Mufti. Il affirme que dans son litige avec l’Ethiopie, le droit international fluvial, les accords de 1902 et de 1959, la Déclaration de principe de 2015 ainsi que le cours des négociations appuient la position de l’Egypte. « Il est paradoxal que l’Ethiopie qui veut se référer à la Déclaration de principe refuse d’appliquer deux de ses plus importants articles, à savoir la nécessité d’un accord préalable entre les trois pays avant le remplissage du barrage et la présence d’un mécanisme juridique permettant de surveiller son fonctionnement », note l’expert.
L’Egypte avait accepté un retour conditionné aux négociations en dépit de l’annonce du premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, lundi 8 juin, sur « le remplissage irrévocable » du barrage début juillet. Lors de sa réunion, le 9 juin, le Conseil national de sécurité, dirigé par le président Abdel-Fattah Al-Sissi, avait affirmé que tout retour aux négociations doit avoir pour base l’accord final conclu à Washington le 21 février, qui permet à l’Ethiopie d’atteindre ses objectifs de développement tout en préservant les droits de l’Egypte et du Soudan.
Convoitises éthiopiennes
L’Egypte dépend à 85% pour son approvisionnement en eau sur le Nil bleu et elle souffre déjà d’un déficit hydrique de 20 milliards de m3 d’eau par an. Mohamad Nasr Allam, ancien ministre de l’Irrigation, regrette les manoeuvres éthiopiennes. « Si l’Egypte est attachée à l’accord final de Washington, c’est parce qu’il inclut des solutions garantissant les intérêts des trois parties. Pourquoi l’Ethiopie parle aujourd’hui d’un nouveau papier étant donné que les négociations de Washington ont permis de s’accorder sur 90% des questions techniques ? », critique Allam. Selon lui, l’accord de Washington propose des mécanismes équitables pour s’adapter aux changements hydrologiques sur le Nil bleu durant les saisons de sécheresse et des dispositifs juridiques pour gérer le fonctionnement du barrage. L’Egypte a fait plusieurs concessions pour régler ce dossier pacifiquement. Selon l’accord de Washington, la production électrique du barrage éthiopien durant la saison de sécheresse équivaudrait à 85% de sa production hors saison de sécheresse, alors que l’Egypte assumera dans tous les cas une perte de production électrique du Haut-Barrage de l’ordre de 40 %. Et c’est le maximum que peut supporter l’Egypte. « L’Ethiopie prétend que le barrage est destiné principalement à produire de l’électricité, ce qui est faux. Les études techniques ont prouvé qu’en cas de remplissage complet du barrage, il ne produira que 30% du volume annoncé d’électricité. La grande capacité de stockage du barrage de 74 milliards de m3 d’eau n’est donc pas justifiée et prouve que l’Ethiopie veut stocker l’eau pour la vendre aux pays en aval. Ce que ne permettra pas l’Egypte pour qui toutes les options restent ouvertes. Car l’eau pour l’Egypte est une question de vie ou de mort », affirme Allam. Vision partagée par Hani Raslan, chef de l’unité des études sur le Soudan et le bassin du Nil au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, qui affirme que l’Ethiopie ne donnera aucune garantie hydrique à l’Egypte ni au Soudan. « Ce barrage fait partie d’un plan éthiopien visant à changer l’équilibre des forces dans la région vu que celui qui contrôle l’eau est en mesure d’imposer ses politiques. Il n’est donc pas exclu que l’Ethiopie et la Turquie, avec qui elle entretient des relations étroites, cherchent à assiéger l’Egypte et à limiter son rôle sur le plan régional et africain », affirme Raslan .
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