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Atef Saïd : « Les Frères veulent s’approprier la machinerie de l’Etat »

Caroline Odoz, Lundi, 31 décembre 2012

Atef Saïd, chercheur en sociologie politique à l’Université du Michigan et avocat égyptien des droits de l’homme, offre une analyse permettant de mieux cerner les prises de position, souvent perçues comme contradictoires, des Frères musulmans.

Analyse

Al-ahram hebdo : Les libérations sous caution d’hommes de l’ancien régime se succèdent, malgré le discours « révolutionnaire » du président Morsi. Comment les expliquez-vous ?
Atef Saïd : Quand on parle des Frères musulmans et de leurs actions, de très nombreux facteurs entrent en ligne de compte : il y a bien évidemment leurs intentions, mais aussi la réalité sur le terrain et les diverses forces en présence, qui influencent et modèlent leurs actions et leurs possibilités d’action.
Ils étaient en compétition avec l’ancien régime, en particulier sur le plan économique, jusqu’à la chute de Moubarak. Aujourd’hui, il y a des associations, mais ces associations sont temporaires jusqu’à ce que les Frères musulmans aient assuré leur place à tous les niveaux, dans tous les rouages de l’Etat et de l’économie. Ensuite, ils se débarrasseront, dès que possible, de tous ces gens qui leur auront simplement servi de passe-droit. Les Frères musulmans ne peuvent faire confiance à personne, c’est leur mentalité. C’est l’idée pivot du « tamkin » : la prise de contrôle. Ils ne cessent, par exemple, de dire qu’ils ne peuvent rien faire parce qu’ils n’ont pas encore le contrôle. Au bout du compte, leur priorité absolue c’est de mettre la main sur les organismes de contrôle.
— Et ne trouvez-vous pas cela normal pour un gouvernement ?
— Si, mais dans le cas des Frères, il ne s’agit pas uniquement d’avoir les institutions sous contrôle et donc de pouvoir mener les affaires de l’Etat, mais de mettre les citoyens, la rue, sous contrôle. Les Frères musulmans ont une conception verticale des transformations de l’Etat et de la société. Ils croient que même dans une société en transformation, il suffit d’imposer des lois (à travers la Constitution par exemple) pour que tout le monde leur obéisse.
— Et en termes d’actes, comment se traduit cette vision ?
— La mise en poste de leurs hommes de confiance au sein de l’appareil étatique s’inscrit dans cette même optique. C’est cette manière de voir qui régit aussi leurs relations avec les membres de l’ancien régime. Ils agissent aussi en fonction de la nécessité qui se présente. C’est pour cette raison qu’on a l’impression qu’ils n’ont pas de plan réel ou de vision réelle, pour, par exemple, s’attaquer à la corruption ou réformer des ministères.
— Et parmi les institutions, lesquelles seraient d’après vous les plus visées ?
— Ils cherchent surtout à s’emparer des institutions qui leur permettraient de maintenir le citoyen sous contrôle. Ils veulent utiliser les moyens coercitifs de ces institutions à leur avantage, au lieu de procéder à des réformes qui en changeraient la nature.
Par exemple, ils se sont attaqués violemment au pouvoir judiciaire, mais c’est l’un des secteurs les plus difficiles à conquérir : en effet, le pouvoir judiciaire n’est pas un organe coercitif de l’Etat, et c’est pour ça qu’il peut résister. Ce n’est pas en soi une machine d’oppression.
— Revenons à leurs relations avec les anciens régimes : ne pourrait-on pas tout simplement dire qu’ils ont besoin de leur expertise ?
— Je ne le pense pas. Ce qui est clair dans leurs choix c’est qu’ils ne visent pas la compétence, mais le remplacement des hommes aux postes-clés par leur propre garde. Des tas d’exemples le montrent au niveau des ministres, des gouvernorats, des membres de l’assemblée constituante, des candidats aux élections législatives et des patrons de la presse officielle. C’est ce qu’on appelle l’« ikhwanisation » de l’Etat, et qui semble être leur réel projet.
Pour ce que vous appelez l’expertise, les Frères ont pris soin de garder intacte la bureaucratie, qui continue de fonctionner sur les mêmes modes coercitifs et non transparents, mais à leur service, au service de leur exercice du pouvoir.
— Et à quel point ont-ils réussi à promouvoir ce projet ?
— Heureusement depuis la révolution, la société est hors du contrôle de l’Etat. C’est visible dans le soulèvement du mois de novembre qui a été encore plus large en termes de classes sociales mobilisées et de diversification des lieux de manifestations. Comme le faisaient avant eux le PND et le Conseil militaire, les Frères musulmans cherchent à éliminer l’élément de transformation sociétale, en l’ignorant constamment, pour réduire la portée de la révolution à sa seule composante politique élitiste : c’est-à-dire reprendre le contrôle de la société par un « simple » changement de régime. Les Frères comptent entièrement sur l’argument de la « moralité et du respect des traditions » pour éteindre tout débat de société. Cela a été leur principal argument pour vendre la Constitution.
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