Formée sur décret présidentiel en juin dernier, la Haute commission de réforme législative présidée par le premier ministre Ibrahim Mahlab est chargée, en l’absence du Parlement, de «
préparer et d’étudier les projets de lois, et de réviser les lois actuelles pour combler les lacunes ».
Sa mission devait prendre fin après l’élection du Parlement, dont la date reste toujours inconnue. En attendant, l’agenda de cette commission est surchargé. Elle s’est ainsi lancée dans une course contre la montre pour finaliser les amendements de la loi sur l’investissement avant la tenue en mars prochain, à Charm Al-Cheikh, d’une conférence internationale destinée aux investisseurs étrangers.
Les projets de lois sur la liberté syndicale, la presse et le travail, qualifiés de « prioritaires » par le gouvernement traînent depuis longtemps et ne manquent pas de susciter la polémique (lire pages 4-5).
Le débat s’emballe aussi autour des lois qui font l’objet d’amendement visant à « resserrer l’étau sur la corruption ». Les avis sont divisés autour de l’efficacité des nouvelles modifications: vont-elles vraiment faciliter la lutte contre la corruption ou la « légaliser » ?
Ce débat coïncide avec l’annonce d’une « stratégie nationale pour lutter contre la corruption » que le gouvernement a dévoilée le 9 décembre dernier, à l’occasion de la Journée mondiale de la lutte contre la corruption. Cette « stratégie », élaborée en coordination avec six organes de contrôle, « devra durer 4 ans, et sera appliquée à toutes les institutions de l’Etat », promet le gouvernement.
Outre la réforme des lois relatives à la lutte contre la corruption, d’autres points sont contenus dans cette stratégie: l’amélioration du niveau de performance de l’appareil gouvernemental et des services publics, et le renforcement de la coopération régionale et internationale.
Mais le gouvernement n’a toujours pas dévoilé les mécanismes qui permettraient de mener à bien cette stratégie, surtout après le rapport publié par Transparency International classant l’Egypte à la 94e place sur 177 pays. Un classement meilleur qu’en 2013, où elle se situait à la 114e place.
« Bien que l’Egypte ait enregistré une avancée cette année dans le classement, son score reste encore très faible. L’Egypte a beaucoup de travail à faire pour lutter contre la corruption », indique le rapport de Transparency International. Sur une échelle de 0 à 100, l’Egypte a obtenu un score de 37 contre 32 en 2013 (0 indique le plus corrompu et 100 le plus propre).
Ce score faible est déterminé d’après trois principaux critères pour: le manque de sanctions en cas de corruption, la pratique répandue de la corruption et la non-satisfaction des besoins des citoyens par les institutions publiques.
« Une amélioration en un an ne reflète pas un changement social sur le terrain, mais plutôt une amélioration relative dans le climat des affaires », explique Farid Farid, porte-parole de Transparency International. L’Egypte a échoué à mettre en place les réformes nécessaires pour lutter de façon efficace contre la corruption ».
Le délai de prescription prolongé
La lutte contre la corruption est l'une des revendications de la révolution de 2011.
(Photo : Reuters)
C’est le « procès du siècle » qui a remis la question de la corruption sur le devant de la scène. Ainsi, l’amendement de l’article 15 du Code pénal, qui détermine la prescription à savoir le délai de la fin des poursuites pénales, est au centre des discussions. C’était, en effet, une recommandation du juge du « procès du siècle », Mahmoud Kamel Al-Rachidi, qui jugeait l’ancien président Hosni Moubarak ainsi que sept hauts responsables de la sécurité, dont l’ancien ministre de l’Intérieur, pour complicité de meurtre lors de la révolution de janvier 2011. Après l’acquittement de Moubarak, accusé d’avoir reçu de l’homme d’affaires en fuite, Hussein Salem, plusieurs villas à Charm Al-Cheikh en contrepartie de terrains appartenant à l’Etat et l’exportation du gaz naturel vers Israël à bas prix, le juge avait estimé qu’une réforme du Code pénal est nécessaire pour protéger les fonds publics. L’idée a été immédiatement approuvée par le Conseil des ministres. Il s’agit de prolonger le délai de prescription, le début des poursuites pénales étant fixé à la date du départ du fonctionnaire de son poste, à moins qu’une enquête ne soit ouverte avant cette date, et non pas depuis le jour où l’infraction a été commise comme indiqué dans la loi actuelle. Le délai est fixé à 10 ans en cas de crime, 3 ans pour les délits et un an pour les contraventions.
Pour Assem Abdel-Moati, président du Centre égyptien pour la lutte contre la corruption, la modification de cet article, qui a accordé l’impunité à tout un régime corrompu, a trop tardé. Pire, une fois amendé, cet article ne sera malheureusement pas appliqué d’une façon rétroactive. « Cet article fait partie d’un arsenal lourd de lois qui légalisent la corruption. Presque tous les procès qui ont été intentés contre des responsables du régime de Moubarak, au lendemain de la révolution de janvier, pour détournement de fonds publics en se basant sur des preuves claires et nettes, n’ont mené à rien, et les accusés ont été acquittés conformément à la loi », dit Abdel-Moati. Et d’ajouter: « L’amendement aurait dû supprimer le principe même du délai pour ne laisser aucune chance aux corrompus d’échapper aux sanctions. Cet article pourrait être aussi en complète contradiction avec d’autres lois, qui doivent être aussi amendées pour éviter l’abus du pouvoir ».
Par contre, Abdallah Al-Moghazi, professeur de droit à l’Université du Caire, estime que le prolongement du délai de prescription est positif, puisque après le départ du fonctionnaire corrompu de sa fonction, il serait incapable de cacher les infractions qu’il avait commises. De même, il ne pourrait pas faire disparaître les pots-de-vin qu’il avait reçus jusqu’à la fin du délai des poursuites judiciaires. Avis partagé par Nabil Salem, professeur de droit pénal, qui défend le principe du délai inspiré des lois européennes, pour assurer « la stabilité des instances judiciaires et que les poursuites pénales, entamées à la suite d’une infraction, ne peuvent pas durer éternellement ».
Un pas et son contraire
La réconciliation dans les procès des gains illicites, une nouvelle mesure qui a été introduite dans le projet de loi relatif aux gains illicites est en étude aussi au département de législation au Conseil d’Etat. L’article 14 du projet de loi accorde aux autorités judiciaires la possibilité d’accepter la demande de l’accusé de se réconcilier avec l’Etat et ceci dans trois cas.
Si la demande de réconciliation intervient au cours de l’enquête et avant la saisie de la justice, l’accusé doit restituer effectivement tous les fonds détournés en plus de l’équivalent de la moitié de leur valeur. Mais si l’accusé exprime un désir de réconciliation après le passage du procès dans ce cas, il devra reverser toutes les sommes détournées ainsi que l’équivalent de leur valeur totale. Si cette demande intervient après la condamnation mais avant l’annonce du verdict final, l’accusé devra restituer les gains illicites ainsi que le double de leur valeur. Et dans les trois cas, « toutes les accusations seront annulées ».
La loi autorise aussi que la réconciliation se déroule via un représentant juridique de l’accusé, la présence de ce dernier n’étant pas nécessaire.
Moghazi défend ces propositions et estime que ces mécanismes pourraient faciliter la récupération des fonds en fuite, dont les procès traînent depuis 4 ans dans les tribunaux sans pour autant pouvoir récupérer le moindre sou. « Le recours à la justice pour le traitement de ces dossiers est improductif. Il est inconcevable de porter atteinte aux libertés des personnes en cas de crime économique », justifie Moghazi. Et d’ajouter : « La réconciliation est un principe judiciaire, mais elle n’a jamais été menée avec autant de facilité et de souplesse comme dans cet article. Elle permet d’éviter de faire durer les litiges. Elle peut avoir aussi des effets positifs sur la situation économique ».
En revanche, Abdel-Moati voit autrement cette modification qui, selon lui, n’empêchera pas la corruption et n’intimidera pas les corrompus, mais par contre, envoie un message affirmant qu’il sera facile désormais de voler et de « se laver les mains » après. C’est pourquoi, selon lui, le processus de réconciliation doit être accompagné nécessairement d’une peine de prison. « On pourrait réduire la sanction pour encourager la réconciliation, et en même temps, conserver le prestige de l’Etat », dit-il.
Favoritisme et piston
Combattre la corruption administrative, notamment le recrutement des fils de fonctionnaires et de leurs épouses, est l’objectif d’un nouveau projet de loi, concernant « le service civil », présenté par le ministre de la Planification Achraf Al-Arabi à la presse, et qui est actuellement en discussion au sein du cabinet. Selon les termes du ministre, la loi sur le service civil en place depuis 1978, amendée à 13 reprises, n’est plus valide, puisqu’elle n’a pas empêché la corruption et a permis à la bureaucratie de s’enraciner dans la fonction publique, ne permettant pas une évaluation sérieuse du fonctionnaire.
L’amendement suggère que le recrutement soit désormais axé sur la compétence. Il se fera sur concours dont la date sera publiée.
Selon le projet de loi, il est aussi interdit que le fonctionnaire travaille sous la direction directe d’un parent du premier degré dans le même service. Dans ce cas, un délai de trois mois sera donné au fonctionnaire pour régulariser sa situation, par exemple en demandant sa mutation dans un autre service.
Pour Abdel-Moati, ces mesures seront appliquées seulement aux nouvelles personnes recrutées, mais pour les plus anciens dont certains sont l’incarnation de la corruption à l’époque de Moubarak, ils garderont toujours leur poste. « Si la tête du régime est tombée, cela ne veut pas dire que le corps administratif est impeccable. Il est ravagé par la corruption. On devra ainsi attendre de longues années pour pouvoir juger si cet amendement portera ses fruits. Pour atteindre ce but, une restructuration de toute l’administration devra avoir lieu parallèlement à l’application de cette loi », dit Abdel-Moati.
Alia Al-Mahdi, professeur d’économie à l’Université du Caire, et ancienne membre du parti de Moubarak, partage ce même point de vue en ajoutant qu’il n’y a aucune garantie à ce que le favoritisme et le piston ne joueront pas de rôle lors du concours proposé par l’amendement, ni même dans la mutation du fonctionnaire d’une administration à une autre. Et pour conclure, elle s’interroge: « Si cette loi touche seulement la fonction publique, qu’en est-il des autres domaines où l’héritage des postes semble être la règle, comme dans la police, la magistrature, au ministère des Affaires étrangères, et même dans les universités ? ».
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