« Sauvez l’île d’Al-Qorsaya des violations de l’armée ! », c’est l’appel de détresse qui orne la bannière érigée par les habitants à l’entrée de l’île située dans le gouvernorat de Guiza.
Il est 15h, un grand nombre de femmes, d’étudiants et de jeunes hommes embarquent à bord du seul moyen de transport menant à l’île : une étroite embarcation. Pour 50 piastres, le passager accoste en deux minutes. Dès que la barque aborde l’île, on se retrouve en pleine scène champêtre : les odeurs de la nature, les paysans qui cultivent leurs terres, leurs volailles et leur bétail vaquant autour d’eux.
La nature sur cette île verdoyante est d’une beauté singulière, quelques sentiers étroits qui traversent les terrains cultivés permettent de partir à sa découverte. A droite de l’entrée de l’île, se trouvent une centaine de maisons modestes de deux ou trois étages. Leurs occupants sont des paysans et des pêcheurs, mais on trouve aussi des étudiants ou des fonctionnaires. Les vieilles maisons disposent toutes de vastes cours prévues pour l’élevage des volailles et du bétail.
Mais sur cette île, services publics et infrastructure sont absents à l’exception de deux ou trois robinets publics placés à côté des vieilles masures. Pas d’école, d’hôpital, de pharmacie ou de marché. On aperçoit juste quelques petites épiceries qui répondent aux besoins principaux des habitants : thé, sucre ou huile.
Fatma, une fille de 12 ans qui est sortie pour faire la vaisselle au robinet public, affirme que, malgré le manque de services, elle aime bien vivre dans l’île. « Je suis née ici avec mes cinq frères, mon père cultive un petit terrain de 2 feddans, c’est son gagne-pain. Un jour, les autorités nous ont terrorisés, je me suis réveillée en sursaut en entendant les coups de feu et les cris de ma mère. Quelle est l’erreur que nous avons commise ? Nous sommes pauvres et nous voulons simplement vivre comme tout le monde », se lamente Fatma.
Morts pour des terres déjà restituées
Des affrontements faisant 2 morts et une dizaine de blessés ont eu lieu vendredi 16 novembre entre des militaires et des habitants, expulsés de leur terre que l’armée considère comme un terrain militaire. Après l’arrestation d’une vingtaine de personnes, les habitants ont bloqué la route d’Al-Bahr Al-Aazam, important axe routier qui relie les gouvernorats du Caire et de Guiza, et ont brûlé des pneus pour obliger les autorités militaires à quitter les lieux et à libérer les détenus.
Au bout de plusieurs heures d’affrontements, l’armée a réussi à entourer de barbelés les terrains sujets du litige. Au centre d’Al-Ezba, qui abrite les maisons des habitants de l’île, se trouve celle de Mohamad Abdel-Mawgoud, 20 ans, l’un des deux jeunes de l’île qui ont trouvé la mort durant les affrontements.
Une foule de femmes, assises par terre sur le seuil de la maison, est venue présenter des condoléances. « Ce soir-là, mon frère Mohamad a pris sa petite felouque pour aller à la pêche comme d’habitude, mais il n’est pas rentré, il a été tué par les autorités militaires qui ont ouvert le feu sur les habitants d’Al-Qorsaya », raconte Hana, la soeur de Mohamad Abdel-Mawgoud, les larmes aux yeux.
« Qu’a-t-il fait pour mériter ce sort ? Pourquoi les soldats l’ont-ils laissé agoniser deux heures durant sans aucun secours ? Mon frère était notre seul soutien. Il supportait les frais des soins médicaux de mon père et subvenait à mes besoins aussi, car mon mari est en Libye. Nous sommes tous perdus après lui », dit Hana. Son frère est décédé trois mois avant son mariage.
Dans sa petite épicerie, Ibrahim Abdel-Salam, 50 ans, défend ses droits. « Cette île est ma terre natale et je ne l’ai jamais quittée : j’y suis né et mes parents aussi. L’adresse sur ma carte d’identité indique Al-Qorsaya, personne ne peut ni nous en éloigner, ni nous en expulser », affirme Abdel-Salam.
« On sait bien qu’ils veulent occuper l’île pour y faire des investissements et construire un complexe touristique cinq étoiles. Pourquoi ne cherchent-ils pas un autre endroit pour nous laisser vivre en paix ? ». Cette question, Abdel-Salam la pose à tous les responsables. Mais il n’obtient jamais de réponse.
Crime gratuit
Magdy Maher, membre de l’une des grandes familles de l’île et dont le frère Mohamad a été détenu le jour des violences, signale que même à l’époque de Moubarak, les autorités n’avaient jamais ouvert le feu sur les habitants. « Les soldats ont tué Mohamad Abdel-Mawgoud dans sa felouque avant qu’il ne parte à la pêche et l’ont jeté dans le Nil », s’indigne Maher.
L’histoire du litige remonte à 2007, lorsque les habitants ont reçu de l’Organisme de la réforme agraire, auquel ils louent les terrains, un avis les informant que leurs baux ne seraient plus renouvelés et qu’il leur fallait quitter l’île. La décision avait alors émané de l’ancien premier ministre, Ahmad Nazif, qui, lors d’une réunion avec des représentants des ministères de l’Agriculture, de l’Irrigation et de l’Intérieur ainsi que du gouvernorat de Guiza, avait demandé l’évacuation de l’île et la démolition des constructions.
Officiellement, aucune raison n’a été évoquée pour justifier cette décision. A l’issue d’un premier affrontement, l’armée s’était emparée de 20 feddans. « En 2010, l’armée a quitté la terre qu’elle occupait depuis 2007, et certains des habitants, comme Ahmad Badawi et d’autres paysans qui ont gagné le procès intenté contre l’armée en 2010, ont commencé à cultiver ces terrains. Et sans aucun avertissement, une centaine de soldats ont envahi l’île, affirmant que ses habitants occupaient illégalement les terrains », explique le cheikh Sayed, 70 ans, qui habite sur l’île.
« Je demande au président Mohamad Morsi de libérer mon frère et les 24 autres détenus », lance Magdy Maher. Il ajoute que le Parquet militaire accuse son frère et les autres d’avoir tiré sur les soldats, d’avoir barré la route d’Al-Bahr Al-Aazam et de s’être emparés des terrains de l’armée.
Entre villa et tentes
A l’ouest de l’île, une quarantaine de feddans cultivés appartiennent à l’ancien député et célèbre homme d’affaires Mohamad Aboul-Enein avec, au centre, une villa ultramoderne qui contraste avec le reste du décor. A côté, on aperçoit les terrains de l’armée, entourés de barbelés, avec au milieu une petite tente abritant plusieurs soldats. « Personne n’a le droit de nous expulser de l’île. Nous avons un verdict de la Cour administrative contre le premier ministre, le ministre de la Défense, le président de l’Organisme général de la réforme agraire, le ministre de l’Environnement et le gouverneur de Guiza, publié en 2010 et qui garantit nos droits sur les terrains usurpés, mais personne ne met ce verdict en application », affirme Salem Mohamad, l’un des habitants.
Il ajoute que le comble de cela est que l’armée a enregistré les terres 5 mois après le verdict. « Comment ont-ils pu procédé à l’enregistrement, alors que l’île est considérée comme une réserve naturelle ? La corruption est restée intacte depuis la révolution du 25 janvier », s’indigne-t-il. Il ajoute qu’il a lui-même essayé de faire enregistrer ses terres, mais les responsables ont refusé au motif que l’île est une réserve naturelle.
Côté militaire et selon le communiqué de l’armée, il s’agit bien de terrains militaires, et l’armée est intervenue pour reprendre possession des terrains squattés. « Ces terrains appartiennent aux forces armées selon le contrat numéro 1965, enregistré le 12 juillet 2012. Ces terrains sont utilisés pour la sécurisation de la capitale », indique l’armée dans le communiqué publié sur son site Internet.
Côté gouvernorat de Guiza, le gouverneur Ali Abdel-Rahman déclare que l’armée a confisqué des terrains usurpés par certains habitants et qu’une série de réunions sera organisée entre les habitants et les représentants des forces armées pour examiner les dossiers. Il ajoute que le Parquet militaire a ouvert une enquête sur les derniers incidents.
Les habitants, pour leur part, ont contacté plusieurs députés du Parti Liberté et justice pour qu’ils participent aux discussions et protègent leurs droits .
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