Les visites des responsables libyens se succèdent au Caire. Des responsables égyptiens se rendent en visite au Parlement libyen à Tobruq. Le ministre des Affaires étrangères, Sameh Choukri, va à Alger, puis à Londres, pour discuter de la situation en Libye, alors que le chef du gouvernement égyptien, Ibrahim Mahlab annonce: «
Nous devons répondre de toute urgence à toutes les demandes de nos frères (libyens) pour nous coordonner au plus haut niveau(...) dans le domaine de la sécurité, et nous avons mis l’accent sur l’échange d’informations pour lutter contre le terrorisme(...), et sur la sécurité et le contrôle aux frontières ». Et cela, en présence de son homologue libyen, tandis que l’Egypte va entraîner les forces de sécurité libyennes...
Les deux pays sont confrontés à des insurrections islamistes, et le président Abdel-Fattah Al-Sissi n’a pas caché son inquiétude face à l’avantage que pourraient tirer les groupes extrémistes de la situation en Libye, qui partage avec l’Egypte une frontière longue de 1115 km, en plein désert. Les calculs de l’Egypte envers son voisin de l’ouest semblent les mêmes qu’avec celui de l’est, en direction de Gaza, ou au sud vers le Soudan. « Le tout va dans le sens de la sécurité nationale du pays. Et ce qui se passe en Libye représente une menace de premier plan à l’encontre de la sécurité nationale égyptienne », estime Mohamad Badreddine Zayed, le plus haut diplomate chargé du dossier libyen au ministère égyptien des Affaires étrangères.
Les calculs égyptiens se focalisent sur le trafic d’armes et le risque d’exportations de djihadistes. Les prévisions égyptiennes évoquent aussi le risque d’une « somalisation » de la Libye, confrontée à un démantèlement en 3 ou 4 Etats. Ce qui aura un impact considérable sur l’Egypte, d’autant plus que la province de Darna accueille la filière libyenne de Daech, l’organisation de l’Etat islamique autoproclamée en Iraq, qui prête allégeance à son émir dans l’une des vagues les plus violentes de l’extrémisme religieux.
Une guerre civile est à l’horizon, entre Benghazi et Tripoli, sous l’ombrelle de la lutte contre le terrorisme et la récupération du pouvoir de l’Etat. Face à face: les djihadistes et les forces du général à la retraite, Khalifa Haftar, soutenues par des forces régulières encore en phase de constitution. Une armée libyenne régulière se créera probablement à la hâte, pour entrer en combat avec la milice du djihadiste salafiste représentée par Ansar Al-Charia, présente à Benghazi et à Derna, laquelle a annoncé la naissance de la branche libyenne de Daech, vendredi dernier, ainsi qu’avec la milice du « bouclier de la Libye », présente sur l’ensemble du territoire libyen et partisane des Frères musulmans. Le danger en provenance de la Libye trouve sa source aussi dans l’interdépendance des tribus des deux côtés de la frontière. Les tribus en Egypte et en Libye sont, désormais, liées par des mariages et des relations familiales.
Plusieurs niveaux
L’Egypte opère ainsi sur la scène libyenne à plusieurs niveaux, selon l’ambassadeur Zayed. Le premier étant « un mécanisme diplomatique », mis en place en coopération avec « le groupe de travail des pays du voisinage », qui regroupe à côté de l’Egypte, la Tunisie, l’Algérie, le Soudan, le Tchad et le Niger. Ce groupe s’est réuni quatre fois et a décidé de la création d’un groupe de travail sécuritaire présidé par l’Algérie, et d’un autre groupe d’action politique présidé par l’Egypte. Ce groupe a formulé une sorte d’initiative pour résoudre la crise libyenne, laquelle a été transmise au Conseil de sécurité de l’Onu.
Sur ce même axe diplomatique, Le Caire a accueilli les représentants d’un certain nombre de tribus libyennes au siège du ministère des Affaires étrangères, le 20 octobre dernier. L’Egypte veut se poser en tant qu’un interlocuteur de ces tribus qui résident dans une région allant de la Libye à Fayoum. Ceci en prélude à la phase de reconstruction de l’Etat libyen. Selon un haut diplomate parlant sous-couvert de l’anonymat, Le Caire veut aussi par cette initiative envoyer un message à l’Occident, selon lequel l’Egypte le devance de loin sur la scène libyenne. Les Egyptiens ne semblent pas, sur ce dossier au moins, être sur la même longueur d’onde que les pays occidentaux. Cette divergence de points de vue s’est manifestée à travers les déclarations du ministre adjoint des Affaires étrangères, qui a qualifié les efforts de Bernandio Leon, l’émissaire de l’Onu en Libye, de « simples idées », et qui ne présentent pas de solutions. Le responsable égyptien a encore déclaré que les pays qui avaient participé à la guerre sous l’ombrelle de l’Otan pour destituer Kadhafi, « assumaient la plus grande part de responsabilité dans tout ce qui se passe aujourd’hui ».
L’Egypte a une vision stratégique pour faire face à la situation en Libye, mais éprouve encore des difficultés pour la mener à bien. Comme l’affirme celui qui l’a formulée, le directeur du département des Affaires du voisinage au ministère des Affaires étrangères : « L’Egypte a une vision stratégique globale en ce qui concerne la Libye, mais elle entre en conflit avec les parties radicales là-bas ». Il parle aussi, refusant de les nommer, de parties régionales et internationales s’opposant à cette solution. « Le monde les connaît », dit-il.
Le deuxième niveau d’action de l’Egypte est « politique ». Et il est évident que la présidence de la République lui accorde un intérêt qui va bien au-delà de la diplomatie. La présidence égyptienne a ainsi coordonné avec ledit axe arabe du Golfe, et précisément les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite, pour traiter la cause libyenne. Il était question d’aider les parties qui soutiennent cette démarche à l’intérieur de la Libye, avec en tête l’opération Al-Karama (dignité), menée par le général Haftar. Ceci a valu à l’Egypte et aux Emirats des accusations d’ingérence. Le Caire et Abou-Dhabi ont été encore accusés d’avoir mené des raids aériens en Libye, ce qui a été démenti par les responsables égyptiens.
Pas de marché
La visite controversée du président soudanais, Omar Al-Béchir, en Egypte s’inscrit, selon les responsables égyptiens, dans cette lignée. « Il a été demandé au président soudanais, qui désire briguer un nouveau mandat, de contrer le trafic d’armes à destination de la Libye, en contrepartie d’un appui arabe qui réduirait la mauvaise situation économique au Soudan ». Les responsables en Egypte refusent, pourtant, de parler de « marché » entre un régime qui est sorti du berceau des Frères musulmans au Soudan, et celui qui l’a destitué en Egypte. Le Caire s’est joint aussi à des tentatives arabes pour arrêter « l’alimentation par le Qatar de l’extrémisme en Libye ». Mohamad Hégazi, porte-parole de l’armée libyenne, a ainsi dévoilé qu’un avion qatari a acheminé des armes aux extrémistes via l’aéroport de Misrata. Une information qui n’a pas été, à ce jour, démentie par les Qatari.
Sur le plan sécuritaire, Le Caire s’active avec les Libyens en matière de renseignements et d’assistance technique militaire. Hossam Kheir, un ex-haut-responsable des Renseignements égyptiens, estime dans un entretien avec l’Hebdo « qu’il fallait installer un système plus moderne à la frontière, surtout avec de telles tensions. Mais ceci n’a pas été le cas, et l’Egypte continue à compter sur ses soldats ». Un expert militaire russe, Mikhaïl Riabov, parle, dans un entretien avec l’Hebdo, d’un échange d’informations en matière de sécurité. Moscou offre, selon lui, des informations au Caire grâce à ses satellites. Mais l’Hebdo n’était pas en mesure de confirmer l’information de source officielle au Caire.
Ali Terfaya, expert militaire libyen, affirme de son côté qu’il existe 5 voies pour les munitions et les armes allant de la Libye vers l’Egypte, et qui sont extrêmement difficiles à contrôler. 4 sont des voies routières, et une maritime reliant le port de Derna aux rives de Salloum. Les lignes routières arrivent dans la ville du 6 Octobre, près du Caire, et dans 4 villes principales de la Haute-Egypte. Dans son étude « Le voisinage dangereux et les politiques visant à faire face aux menaces en provenance de Libye », la chercheuse Amani Al-Tawil estime que « l’Egypte veut se démarquer de toute intervention militaire directe dans un conflit qui lui coûterait cher, politiquement et économiquement. C’est la même stratégie que celle adoptée par Le Caire dans la coalition internationale contre Daech ». Selon elle, « le succès de cette stratégie égyptienne de non-intervention militaire, reste fortement tributaire de la coordination régionale d’une part, et de la capacité de l’armée libyenne à enrayer le conflit militaire sur le terrain de l’autre ».
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