Lors des dernières élections, les femmes ont exprimé leur joie en dansant dans les rues et devant les bureaux de vote.
Dans l'une des rues étroites d’Imbaba, joliment décorée pour accueillir les convives, la scène se transforme en un spectacle époustouflant quand la mariée apparaît.
Le micro à la main, le chanteur lui demande de ne pas s’asseoir et de danser. L’une après l’autre, les jeunes filles se faufilent pour rejoindre la piste de danse. Des dames plus âgées, ne résistant plus à cette musique entraînante, tentent de trouver une petite place où danser. Toutes les femmes remuent les hanches et les bras à l’orientale, au rythme des percussions, entourées d’hommes et de jeunes garçons qui applaudissent ou dansent avec elles.
Dans les quartiers populaires, c’est dans les rues que l’on célèbre les mariages ou les fiançailles. A l’occasion de chaque événement heureux, les balcons sont ornés de guirlandes et les façades des immeubles illuminées par des lampes multicolores. Quant à la rue, elle se transforme en une immense piste de danse à ciel ouvert.
Bien que dans les quartiers populaires, les femmes soient soumises à des restrictions sévères, le fait de danser dans la rue n’est pas interdit pour elles. Au cours des quelques heures que dure la fête, les filles s’éclatent, se lâchent, bougent leur corps en toute liberté avec la bénédiction de leurs géniteurs et de leurs frères.
Ces derniers, qui représentent l’autorité à la maison et dictent la liste des interdits, ne voient aucun inconvénient à ce que leurs soeurs dansent dans la rue et devant tout le monde. « On exprime notre joie par la danse. Je ne trouve aucun inconvénient à ce que ma femme et mes filles dansent devant tout le monde, c’est une manière à nous de complimenter nos voisins ou nos proches », explique très simplement Ahmad Tawfiq, un chauffeur.
Cependant, en rentrant à la maison, ce père a giflé sa fille qui a osé rire à haute voix. « Eib », lui a-t-il lancé en la frappant avec les mêmes mains qui ont servi à l’applaudir, quelques heures avant. Ce mot, « eib », qui signifie intolérable, est souvent rabâché pour faire comprendre aux filles que tel ou tel comportement est interdit, sauf quand il s’agit de la danse. Ce père, comme tant d’autres, ne s'est même pas posé la question : pourquoi tout est « eib » alors que danser dans la rue est admis?
La liste des interdits dans les quartiers populaires est longue: les filles ne doivent ni parler ou rire à haute voix, ni s’arrêter dans la rue pour papoter avec une voisine ou adresser la parole aux jeunes voisins. Dans cette même rue où l’on interdit certains comportements aux femmes, on y reçoit pourtant la bénédiction du père et des frères pour y danser !
Loin des expressions de joie que manifestent les femmes dans les quartiers populaires pour congratuler leurs voisins, celles du quartier huppé d’Héliopolis ont décidé pour la première fois de danser dans la rue. Cela s’est passé, il y a quelques mois, lors de la campagne mondiale de sensibilisation contre les violence faites aux femmes. Elles ont choisi de danser sur la chanson de « Break the Chains ».
Au temps des pharaons
Parfois la rue se transforme en piste de danse... et les restrictions tombent.
« Le langage corporel est le seul moyen d’exprimer sa joie et ses sentiments », c’est ainsi que les pharaons avaient résumé leur point de vue sur la danse. D’ailleurs, on voit sur les murs des temples, des femmes dansant dans diverses occasions, y compris lors des funérailles où la danse fait partie du cérémonial. Après des milliers d’années, les Egyptiens continuent de s’inspirer de la philosophie de leurs ancêtres, du moins pour ce qui concerne la danse.
Dans son livre, l’historien Ahmad Amin parle des comportements singuliers des Egyptiens. Il relate que lorsque le khédive Mohamad Ali (1849-1805), décida d’interdire aux femmes de danser dans les rues, les hommes se sont déguisés en femmes et ont envahi les rues pour y danser. La scène était déplaisante à voir au point que le khédive a annulé sa décision. D’après l’historien, l’Egypte reste attachée à ses moyens d’expression.
Dernièrement, lorsque le courant conservateur a voulu imposer ses idées, les Egyptiens ont résisté. Les fatwas sur tout ce qui est licite et illicite dominaient la scène, mais ce courant rigoriste n’a pas réussi à empêcher les femmes de danser dans la rue. Et même celles et ceux qui sont influencés par ce courant conservateur n’hésitent pas à manifester leur joie en poussant des youyous ou en se trémoussant.
L’allégresse, tout simplement
Voilée ou pas, portant même le niqab (voile intégral), toutes expriment leur allégresse en remuant leurs corps de la même manière. « Je ne sais pas pourquoi je danse, je le fais spontanément et sans avoir ce sentiment d’accomplir un acte eib », dit Wafaa, 48 ans, cuisinière.
Cette veuve qui a 3 enfants interdit à ses filles de parler à haute voix, de sortir seules ou de traîner dans la rue après 9 heures du soir. Mais à n’importe quelle occasion, Wafaa et ses filles ne se privent pas et s’éclatent en dansant devant tous les habitants du quartier.
Son fils, qui surveille d’un oeil sévère ses deux soeurs, ne réagit pas en les regardant danser dans la rue. « C’est la danse de la joie et c’est comme cela que nous manifestons notre allégresse », dit-il à propos de danse alors qu’il est d’habitude très strict avec ses soeurs.
Menaces rigoristes
Mais des voix s’élèvent pour dénoncer cette liberté à danser. Depuis longtemps, des groupuscules se servent de la religion pour demander aux femmes de ne plus danser. Mais on ne peut pas dire qu’ils ont réussi. Les dernières manifestations de joie qui ont eu lieu lors du référendum sur la Constitution et durant les élections présidentielles sont la preuve flagrante que cette façon d’exprimer sa joie par la danse persiste.
Des photos de femmes, toutes classes confondues, dansant dans les rues, ont défrayé la chronique. Cette fois-ci, le fait de danser a pris une consonance politique: les femmes du camp gagnant ont voulu faire enrager l’autre camp.
Les femmes qui dansent dans la rue restent pourtant un sujet qui continue de susciter la polémique. On entend souvent ces voix qui attaquent la danse, considérant cet art comme illicite et incitant à la débauche. Mais ces voix n’ont jamais réussi à empêcher les filles d’exprimer leur joie.
Cette polémique, selon le sociologue au Centre des recherches sociales, Achraf Al-Bayoumi, reflète les contradictions qui animent la société égyptienne. « Animée par des sentiments de dévotion et de respect pour Dieu, l’Egyptienne, dont la ferveur religieuse est forte, danse dans la rue. Deux choses complètement contradictoires pour la mentalité égyptienne », estime Bayoumi.
En effet, dans la société, les femmes sont souvent opprimées. Elles profitent donc logiquement de n’importe quelle occasion pour faire la fête et s’éclater. Elles se rassemblent, une ou deux fois par an, et passent des heures à se trémousser. « J’attends ce moment avec impatience, cela me remonte le moral », dit Nermine, une femme au foyer qui affirme qu’avec la danse elle fait le vide et tente d’oublier les problèmes causés par son mari et ses enfants.
En fait, danser dans la rue a commencé à soulever une polémique en Egypte dans les années 1970. Le sociologue Ahmad Yéhia explique que c’est à cette époque que les Egyptiens sont partis dans les pays du Golfe pour travailler. Ils en sont revenus avec des idées rigoristes. Mais les Egyptiens n’ont pas changé leur habitude. Dès l’âge de trois ans, on apprend aux fillettes à danser, on les encourage à mouvoir leur corps dès qu’elles entendent de la musique orientale. En même temps, on insiste pour leur apprendre les versets du Coran et on les envoie à la mosquée pour suivre des cours de religion. Certains y voient encore une contradiction.
Lien court: