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Turquie : Erdogan poursuit son offensive

Aliaa Al-Korachi, Mardi, 05 août 2014

Après trois mandats de premier ministre, Erdogan est désigné pour devenir le prochain président turc. Les craintes portent sur un possible renforcement des pouvoirs présidentiels.

Turquie : Erdogan poursuit son offensive

Le compte à rebours a commencé. Seulement 4 jours séparent les Turcs des urnes pour élire le nouveau locataire du palais du Canakya. C’est la première fois dans l’histoire de la Turquie que l'élection présidentielle se déroule au suffrage universel direct, à deux tours, qui auront lieu les 10 et 24 août.

2,7 millions de Turcs de la diaspora ont déjà voté. Les premières estimations des votes à l’étranger semblent montrer que l’actuel chef du gouvernement, Recep Tayyip Erdogan, qui dirige la Turquie depuis 11 ans, sans partage, reste le favori des électeurs. C’est aussi le constat de plusieurs sondages qui placent Erdogan devant ses deux rivaux.

Face à cet homme fort de la Turquie âgé de 60 ans, se trouve Ekmeleddin Ihsanoglu, le candidat de l’opposition et Selahattin Demirtas, le candidat kurde. Ces deux candidats se lancent dans une compétition où les rapports de forces sont jugés déséquilibrés. Au grand dam de ses rivaux, le candidat premier ministre dirige sa campagne électorale depuis son bureau au gouvernement.

L’amendement constitutionnel de 2010, voulu par l’AKP (Parti de la justice et du développement), permet au chef du gouvernement de se porter candidat à la présidentielle tout en restant à son poste. Erdogan peut notamment s’appuyer sur les organes médiatiques de l’Etat. Selon le correspondant d’Al-Ahram à Ankara, le TRT, la chaîne publique turque, fidèle à Erdogan, diffuse en direct et dans les détails tous ses discours, suit ses tournées et les inaugurations des méga-projets dont les annonces ont été reportées pour se greffer dans la campagne électorale du candidat. Y figurent notamment le troisième et plus grand aéroport d’Istanbul et le train à grande vitesse reliant la capitale Ankara à Istanbul.

Sur les écrans, les deux autres candidats sont quasi inexistants. Sameh Rached, politologue, explique qu’Erdogan contrôle les médias et veut empêcher ses rivaux, déjà peu connus même auprès de la base électorale des partis qui les ont désignés, de gagner en visibilité.

Deux rivaux sans popularité

Ihsanoglu, ex-chef de l’OCI (Organisation de la Conférence Islamique) est le candidat de deux grands partis de l’opposition : le CHP (Parti républicain du peuple, kémaliste laïciste avec quelques socio-démocrates) et le MHP (Parti du mouvement nationaliste islamiste). La stratégie électorale de l’alliance de l’opposition consiste à unifier leurs voix autour d’un seul candidat. Choisissant Ihsanoglu, connu pour sa tendance islamique, l’opposition vise aussi à attirer une tranche de l’électorat islamiste d’Erdogan. Empêcher l’élection d’Erdogan dès le premier tout serait déjà considéré comme un succès (voir p. 4).

« Ihsanoglu est le pari risqué de l’opposition. S’il gagne des voix du côté des islamistes, il va en perdre du côté des laïcs pouvant voir dans sa candidature une concession sur les valeurs et les principes d’un parti pour accéder au pouvoir », estime Sameh Rached. Selahattin Demirtas, 41 ans, candidat du HDP (le Parti démocratique populaire), devrait affronter le même défi. Il est soutenu par la gauche libérale et par les Kurdes. Les sondages le créditent de moins de 10 % des intentions de vote. Son principal objectif est de mobiliser l’électorat kurde estimé à 6 % d’électeurs pour franchir le seuil des 10 % qui va lui permettre de s’ouvrir un chemin vers le Parlement en 2015. Mais Erdogan a déjà commencé ses plans pour séduire les voix de l’électorat kurde. Quelques jours avant qu’il n’annonce officiellement sa candidature, le gouvernement a présenté au Parlement un projet de loi fixant un cadre juridique aux négociations de paix avec les séparatistes kurdes. Abdullah Öcalan, le leader kurde toujours incarcéré dans l’île-prison d’Imrali, a même qualifié cette démarche « d’évolution historique ».

Selon Yousri Al-Azabawy, chercheur au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, l’électorat kurde se divise entre les conservateurs qui votent toujours pour l’AKP et les nationalistes pro-HDP. « Si un second tour devait mettre face à face Erdogan et Ihsanoglu, ces deux blocs donneraient leurs voix à Erdogan qui resterait pour les Kurdes le candidat du moindre mal. L’électorat kurde est la seule réserve de voix du premier ministre pour atteindre la majorité absolue ». Et selon le chercheur, « le seul élément de suspense dans la présidentielle turque est de savoir si Erdogan va remporter le scrutin dès le premier tour ».

Présidentialiser le système

A la tête de 3 gouvernements consécutifs, 2003, 2007 et 2011, Erdogan ne peut plus se représenter aux élections législatives de juin 2015. Un règlement interne de l’AKP limite le nombre de mandats des députés à 3. Reste que les ambitions d’Erdogan dépassent de loin les pouvoirs du président, largement honorifiques par rapport à ceux de l’appareil exécutif. L’AKP, depuis son arrivée au pouvoir a tenté à maintes reprises de modifier la Constitution pour faire évoluer la Turquie vers un système présidentiel. Erdogan ne cache pas son intention de poursuivre ce combat. « Le poste de président n’est pas un poste pour se reposer », affirme-t-il.

Mais selon Abdel-Khaleq Farouq, directeur du Centre Al-Nil pour les études stratégiques et économiques, un changement de système politique ne sera pas une mission facile pour Erdogan. Farouq prévoit des contestations populaires énormes qui pourraient contrarier cette démarche et « marquer la fin d’Erdogan. Sa légitimité politique et disciplinaire et sa popularité régionale se sont déjà beaucoup érodées au cours des dernières années. Une telle démarche pourrait ébranler le modèle démocratique turc en donnant toutes les rênes du pays à un seul homme ».

Bilan à deux teintes

Erdogan brigue la présidentielle avec un bilan controversé de ses 11 ans à la tête du gouvernement. Des zones d’ombre de sa gouvernance subsistent toujours. La fronde populaire sans précédent de juin 2013, violemment réprimée, a fortement ébranlé son régime. Des milliers de Turcs avaient campé pendant 3 semaines dans le parc de Gezi, à Istanbul, exigeant notamment la démission d’Erdogan.

Sous prétexte de combattre une fois « l’Etat profond », et une autre fois « l’Etat parallèle », Erdogan a affaibli les institutions de l’Etat, notamment l’armée et le pouvoir judiciaire. La Turquie a aussi témoigné d’un tournant liberticide. Pour la deuxième année consécutive, la Turquie est le pays du monde qui compte le plus grand nombre de journalistes en prison, selon le Comité pour la Protection des Journalistes (CPJ). Le gouvernement a également accru la censure sur Internet et les écoutes téléphoniques.

Par ailleurs, « la chute de la crédibilité de la Turquie sur le plan international et les négociations autour l’adhésion de la Turquie à l’UE sont au point mort. Sur le plan régional, Erdogan a aussi perdu beaucoup de popularité en entretenant des relations conflictuelles avec l’Egypte et l’Arabie saoudite », estime le chercheur au CEPS d’Al-Ahram. Mais le scandale sur une affaire de corruption survenu le 17 décembre 2013 reste la pire crise qu’Erdogan ait vécue depuis son accès au pouvoir. Des ministres de l’AKP, ainsi que leurs familles, sont impliqués dans cette vaste affaire. Le premier ministre et son fils sont également au coeur de ce scandale qui a marqué la fin de l’alliance historique entre Erdogan et son compagnon de route Fethullah Gülen, fondateur du mouvement Gülen. Erdogan a accusé ouvertement Gülen de comploter contre l’ordre constitutionnel et d’essayer d’affaiblir son parti à 3 mois des élections municipales. Malgré tout, la base électorale d’Erdogan reste importante. La victoire écrasante de l’AKP, en remportant 45 % des voix lors des municipales de mars 2014, le montre bien. Farouq, explique que le bilan économique est la clé d’Erdogan pour rester au pouvoir. La croissance turque a été de 5 % en moyenne au cours des 10 années ayant suivi son arrivée au pouvoir, en 2003, et l’inflation est revenue à 9,32 % en juin dernier contre plus de 30 % avant son arrivée au pouvoir.

En 2012, la Turquie est devenue la 16e économie mondiale. L’urbanisation et le développement des équipements publics se sont aussi accélérés. Toutefois, la forte croissance n’a pas empêché la montée du taux du chômage qui s'approche aujourd’hui de 10 %. L’inflation toujours élevée et la dégringolade de la livre turque, qui a perdu 10 % depuis la mi-décembre 2013, risquent aussi de fragiliser « ce pilier économique sur lequel repose le régime d’Erdogan », conclut Farouk.

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