Dans une monarchie constitutionnelle qui a compté 19 coups d’Etat ou tentatives de coups d’Etat en 80 ans, l’intervention de l’armée est jugée comme un putsch de plus. Assurant vouloir régler une crise politique qui dure depuis sept mois, l’armée a consolidé son emprise sur le pays : couvre-feu, suspension de la Constitution, interdiction des manifestants et dissolution du Sénat, tout en confiant au chef de l’armée l’autorité législative.
Ces démarches ont été qualifiées par une partie de la communauté internationale et par les Chemises rouges — puissant mouvement pro-gouvernemental — comme un « autoritarisme à grande échelle et un despotisme militaire ».
Dès le début de la semaine, le puissant chef de l’armée de terre, le général Prayut Chan-O-Cha, a pourtant affirmé n’avoir aucune intention de garder le pouvoir, justifiant un putsch nécessaire « pour que le pays revienne à la normale », après trois jours de discussions stériles entre les acteurs civils de la crise. De quoi pousser l’armée à intervenir pour mettre fin aux violences qui ont fait 28 morts depuis le début de la crise à l’automne dernier.
La crise a commencé quand des manifestations ont réclamé le départ de l’ancienne première ministre Yingluck Shinawatra, au pouvoir depuis 2011. Chassée du pouvoir début mai par la Cour constitutionnelle pour abus du pouvoir, Mme Yingluck est la soeur de Thaksin, ancien premier ministre lui-même chassé par un putsch en 2006 mais qui reste, malgré son exil, le facteur de division du pays et une menace à la royauté.
Bien que Thaksin se trouve à l’étranger, il a pu organiser le retour au pouvoir de son parti aux élections organisées fin 2007. Le refus de cette domination de la scène politique était au coeur des revendications de l’opposition à Yingluck, qui a manifesté pendant sept mois à Bangkok en réclamant la fin du « clan Shinawatra » dont les partis ont remporté toutes les élections nationales depuis 2001, appelant à une intervention militaire.
Soucieuse de ne jamais permettre le retour de ce clan « faiseur de troubles » sur la scène politique, le pouvoir militaire a arrêté plusieurs anciens dirigeants des « Chemises rouges » et membres de la famille Shinawatra, en premier lieu Mme. Yingluck. Le sort de Yingluck n’est pas encore réglé : le Sénat devra décider dans les prochaines semaines de la condamner à une peine d’inéligibilité de cinq ans pour crimes de négligence.
Pour l’heure, l’armée n’a pas donné d’indication sur la durée de son intervention, mais a promis de mettre fin à la transition « le plus vite possible », juste après certaines « réformes politiques ». Les analystes estiment que la prochaine étape serait la nomination d’un premier ministre « neutre », réclamé par l’opposition.
En Thaïlande, le coup d’Etat est synonyme de l’échec de toutes les élites à trouver un arrangement avec les nouvelles forces démocratiques, depuis que Thaksin a révolutionné une scène politique dominée par les élites. La figure dominante de la transition est Prayut Chan-O-Cha, puissant chef de l’armée, considéré comme proche du palais royal et résolument anti-Thaksin.
Peut-on aussi s’attendre à une intervention du palais pour mettre fin à la crise ? La réponse semble négative, car traditionnellement, les putschs en Thaïlande se font avec l’aval du palais. Lundi dernier, le chef de l’armée a reçu publiquement l’approbation du roi.
Le roi Bhumibol, 86 ans, vénéré en Thaïlande, est affaibli et malade : il ne semble pas en mesure d’intervenir. Selon les experts, l’incertitude sur l’état de santé du souverain a pu inciter l’armée à entrer dans le jeu politique, craignant que le problème de sa succession ne vienne aggraver la crise.
Le prince héritier, Vajiralongkorn, est réputé proche de Thaksin et n’a pas la popularité de son père auprès des Thaïlandais. De quoi renforcer l’hypothèse que cette crise est liée à une lutte de pouvoir dans la perspective de la succession du roi.
Réactions sans fondement
L’Union européenne et les Etats-Unis ont condamné l’intervention militaire réclamant un retour rapide à un gouvernement démocratique. Pour Washington, il n’y a « pas de justification à ce coup d’Etat militaire », menaçant de conséquences « négatives ». Les Etats-Unis ont suspendu 3,5 millions de dollars d’aide militaire qu’ils devaient verser à la Thaïlande, soit à peu près le tiers de ce que Washington donne chaque année à Bangkok. Le Pentagone a aussi annoncé l’annulation d’un exercice militaire actuellement en cours avec l’armée thaïlandaise et de visites prévues de responsables militaires thaïlandais aux Etats-Unis.
Selon les analystes, ces inquiétudes occidentales ne reposent sur aucun motif car, depuis 1932, l’armée thaïlandaise a prouvé qu’elle n’avait aucun désir de gouverner durablement le pays. La preuve est qu’en 2006, la transition avait été organisée rapidement : intervenue le 19 septembre, l’armée avait nommé un premier ministre par intérim le 1er octobre et de nouvelles élections s’étaient tenues en décembre 2007.
Cette fois-ci, cela pourrait aller encore plus vite. Le Sénat et la Cour constitutionnelle vont travailler à la rédaction d’une nouvelle Constitution qui devrait limiter les pouvoirs du premier ministre, afin d’empêcher une mainmise du clan Thaksin sur le pays en cas d’une nouvelle victoire électorale.
De l’autre côté de l’échiquier politique, reste à attendre la réaction des « Chemises rouges » qui ont commencé à fomenter des troubles. Malgré l’interdiction des manifestations, un millier de manifestants anti-putschs se sont rassemblés dimanche dernier, malgré les mises en garde de l’armée qui a menacé d’intensifier son action contre eux. Outre la colère de l’opposition, l’armée aura à régler un autre défi de poids : l’insurrection islamiste active depuis une dizaine d’années dans le sud du pays et qui a fait samedi dernier 3 morts et 55 blessés dans des attentats à la bombe. Autant de défis à régler avant la succession du roi .
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