« De Sirus Ibn Sirion au centurion Amonius Batrinus: Mon frère et moi avons remis neuf ardebs (ndt: un ardeb = cinq boisseaux environ) de récoltes sur les dix que nous devons en tant qu’impôts à payer relatifs au village de Karanis, et ceci pour le mois de Baounah (ndt: l’un des mois coptes). Il nous reste donc un seul ardeb de récoltes à acquitter pour l’impôt. Pourtant, les percepteurs des impôts sur les récoltes, à savoir Bitissius Ibn Takilou et Sirabion Ibn Maroun, accompagnés de leur scribe Batalimus et de leur auxiliaire Amonius, ont attaqué mon domicile alors que je me trouvais dans le champ, ont déchiré la cape de ma mère et ont jeté cette dernière à terre. Suite à cette agression, elle est clouée au lit et incapable du moindre mouvement. C’est pourquoi je te demande de les convoquer pour que je puisse obtenir gain de cause grâce à toi (signature et date) ».
Il s’agit là de la plainte, enregistrée sur papyrus, d’un agriculteur égyptien du village de Karanis, dans la province d’Arsinoë (aujourd’hui : Fayoum), datée de l’année 193 ap. J.-C.
Naphtali Lewis, La Vie en Egypte à l’époque romaine: 30 av. J.-C. – 284 ap. J.-C. Traduction: Dr Amal Al-Roubi.
Le ciel était semblable à une grande table remplie des fruits du dieu majestueux Râ : rouge comme des raisins, jaune comme des citrons, orange comme des oranges… Le dieu majestueux descend du ciel dans la barque solaire en traînant lentement ses couleurs loin de notre monde, et arrive avec elles dans le monde inférieur du Seigneur sacré Osiris pour le colorer.
Nous rentrions chez nous avant la tombée de la nuit. Nous étions alors tous des enfants, sans que je puisse aujourd’hui me rappeler aucun d’entre eux. Nous passâmes un jour devant ma maison, alors qu’Horus était absorbé à manger de l’herbe. Il leva la tête et son regard croisa le mien. Il me fixa, en oubliant les autres enfants, de ses grands yeux innocents et brillants comme la pluie céleste avec laquelle je ne me lassais pas de jouer, jusqu’à ce que ma mère me frappe et me traîne jusqu’à la maison.
La pureté de ses yeux me nettoya, et je compris que c’était mon frère jumeau. Je conçus alors le premier souhait de ma vie: celui de voir le monde, lorsque je serai grand, avec des yeux comme les siens, qui embrassent tout d’un seul regard.
C’était mon plus ancien souvenir d’Horus, mon frère. Il s’était enraciné dans ma mémoire. Pour ce qui s’était passé avant, ma mère Isis me l’avait raconté, elle qui avait souffert à cause de lui en me mettant au monde. En effet, les douleurs de l’accouchement la surprirent, elle et son ânesse, au même moment, et elle fut contrainte de recourir aux services de la servante de notre voisine, pour s’occuper de l’ânesse, moyennant un cheonix de blé de notre récolte après la moisson. Or, les crues du Nil avaient été chiches cette année-là, et ma mère ne cessa de se plaindre des douleurs que lui avaient causées ma naissance ainsi que ce cheonix entier de blé payé durant une saison aussi mauvaise.
Certains affirment que ma mère ne commença à m’allaiter qu’après s’être assurée de deux choses: de la bonne santé de son ânesse et de celle de son ânon. Elle se leva alors en s’appuyant sur la servante et entra dans l’enclos, qui avait été aménagé dans l’une des pièces de notre pauvre maison en boue séchée au soleil. Et ce n’est qu’après avoir vu l’ânesse allaitant son petit qu’elle retourna pour m’allaiter.
Ces mauvaises langues disent également que ma mère me nomma Horus après que la servante eut choisi le même nom pour notre ânon. Elle en tira en effet un bon augure, du fait qu’il lui parut robuste et jouir de la bénédiction du dieu Horus, alors que j’étais un nourrisson faible et à deux doigts de la mort.
Or, mon frère Horus ne déçut pas ses espérances, et je me mis à téter, et ainsi, je me fortifiai et survécus. Et puis, mon frère jumeau me fit une étrange faveur: il synchronisa la croissance de ses membres avec la mienne, en la retardant de façon à me suivre, et pour une raison qu’il était seul à connaître, il se mit à m’accompagner partout, alors que je marchais à quatre pattes, me protégeant et jouant avec moi.
Cette histoire de croissance émut tout le village et fâcha ma mère, qui aurait souhaité le vendre quelques mois après sa naissance, s’il s’était développé normalement comme tout âne, et acheter avec cet argent du blé que nous aurions stocké pour le manger au moment des crues. Mais elle fut contente de me sevrer prématurément, du fait de la rareté de son lait, et de découvrir, lorsqu’elle s’attardait au champ et que j’avais faim, que je marchais à quatre pattes avec lui jusqu’à sa mère pour téter ensemble, et qu’ainsi rassasié, j’étais de bonne humeur et ne pleurais pas la nuit, mais dormais paisiblement, avec un sourire mystérieux inhabituel chez les nourrissons.
Mon problème lorsque je grandis, c’est qu’Horus, mon frère, n’apprit pas à parler comme moi. Il ne m’adressait jamais la parole, mais répondait à mes appels et me comprenait sans que je prononce un mot. Moi aussi, petit à petit, je commençai à le comprendre, au-delà des mots. Nous nous contentions de jouer ensemble, car lorsque je le faisais avec les enfants des voisins, je ne cessais de penser à lui, et voyais ses grands yeux me fixer de loin, solitaires. Ainsi, je n’arrivais pas à jouir du jeu, et ils gagnaient et me bannissaient de leur groupe, sans me comprendre. Une fois, alors que j’étais à quatre pattes, broutant l’herbe comme lui, cela ne me plut pas. Je l’attendis, alors qu’il mangeait, les yeux fixés sur moi. En grandissant, il prenait plus de temps à manger, et j’étais gagné par l’ennui. Je me mis à observer l’herbe et l’imaginai dans diverses compositions.
Puis je découvris que son petit crottin doré conférait à mes compositions davantage de profondeur et une plus grande richesse de détails. Un matin, alors qu’il s’entassait dans un coin de ma toile de façon inharmonieuse, j’apportai une tige de papyrus sèche et je déplaçai le tas de crottin pour le répartir sur toute ma toile imaginaire. Il en résulta alors une toile véritable superbe, je m’en réjouis et tombai sous l’emprise d’une euphorie dont je ne connaissais pas la raison, et qui s’empare encore de moi à chaque fois que je pose mon pinceau pour admirer la toile après l’avoir achevée.
Lorsque ma mère commença à se rassurer sur ma faculté de compréhension et sur le fait que je n’avais d’autre compagnie que celle d’Horus, mon frère, elle sortit régulièrement de bon matin avec ma grande soeur pour aller travailler dans les fermes du commandant romain à la retraite Niguer, pour en revenir avant le coucher du soleil de façon à préparer notre repas et à cuire le pain devant la maison. Elles priaient toutes deux, faisant leurs adieux au majestueux dieu soleil Râ qui quitte le Nil céleste, en conduisant sa barque jusqu’au Nil inférieur, pour se lever sur le monde des morts et réchauffer leurs momies.
Dès son retour, ma mère me cherchait avec anxiété, m’embrassait et m’étreignait, en remerciant la majestueuse déesse Isis du fait que j’étais toujours un être humain normal. En effet, les vieilles femmes du village lui avaient affirmé, lorsqu’elles avaient su que j’avais bu le lait de l’ânesse, qu’il viendrait un jour— que seule connaissait la déesse Isis— où elle arriverait à la maison et me trouverait sous l’apparence d’un ânon.
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