Al-Ahram Hebdo : Comment en êtes-vous arrivé à la réalisation alors que vous aspiriez à être acteur ?
Moussa Absa : J’ai l’habitude de dire que je n’ai pas choisi de faire du cinéma, mais c’est le cinéma qui m’a choisi. Etre acteur était mon rêve et j’ai joué OEdipe de Sénèque d’après Ted Hughes. Arrivé en France, je me suis retrouvé avec des rôles de serveurs, de bad boy et je ne me retrouvais pas dans les propositions que mon agent me faisait. J’ai commencé à écrire des rôles avec de vrais personnages de noirs sans stéréotypes. C’est ainsi que j’ai écrit le court métrage Le prix du mensonge qui fut financé par le GREC en 1988. Ce film reçut le Tanit d’argent à Carthage. Et tout le monde me posa la même question : ton prochain film c’est pour quand ? Depuis cette date, je n’ai plus arrêté de faire des films.
— Vous avez un bagage cinématographique important entre courts et longs métrages qui ont remporté des prix dans les grands festivals. Comment choisissez-vous vos sujets ?
— Le thème de la femme s’est imposé à moi car j’ai été élevé par des femmes. Je ne choisis pas mes sujets, les sujets s’imposent à moi. C’est en écoutant, en regardant que les choses s’entassent quelque part en moi. Le thème des femmes est récurrent dans ma cinématographie. Je suis très sensible à leur destin et je me plais à dire que l’avenir appartient aux femmes.
— Le film Le prix du mensonge est une critique sociale qui vous a introduit au grand public. Xalé est aussi une critique sociale à plusieurs niveaux. Avec l'écart du temps, comment voyez-vous ces deux films ?
— Le regard que les femmes jettent sur la société est révélateur de la marche du monde. A chaque fois que le destin des femmes est en danger, le monde bascule. C’est pourquoi nous devons être à l’écoute des femmes. La maternité est essentielle à notre humanité. J’essaie toujours de regarder le monde en empruntant les yeux des femmes. Le monde clopine. Il marchera sur ses deux jambes (hommes et femmes) quand le destin des femmes sera anobli.
— La tradition orale et la spiritualité sont omniprésentes dans vos films, sans pour autant tomber dans le traditionalisme. Comment gardez-vous cet équilibre ?
— L’homme est multidimensionnel. Ses fondamentaux l’insèrent dans son terroir, son territoire et sa terre. Il est le fruit de la verticalité, de l’esprit, de l’âme, de la foi. Les sociétés qui ont perdu leur spiritualité sont en danger. Notre attachement à notre culture nous élève au rang d’êtres humains.
— Vous dites souvent que vous avez été bercé dans le cinéma hindou et qu'il vous a influencé. Comment ?
— Enfant, j’allais souvent au cinéma. Il y avait deux tendances : le western et le cinéma hindou. J’ai opté pour le cinéma hindou qui est fait de romance, de musique et de chants. Ce cinéma correspondait plus à mon environnement de conteurs qui animait la maison familiale où mes tantes chantaient pour les fêtes de mariage et de baptême. Je les accompagnais souvent et c’est ainsi que la musique s’invite souvent dans mes récits. La musique est un personnage dans mes films. La musique est ma prière dans le cinéma. Elle rythme mes récits et donne le ton. C’est la musique de mon enfance. Le chant de mes tantes.
— Les films africains remportent des prix dans les grands festivals mais ne sont pas distribués dans les salles même dans les pays du continent. A votre avis pourquoi ?
— Le cinéma africain est le parent pauvre de la distribution mondiale. Dans les années 1970 et jusqu’à 1990, les salles de cinéma étaient nombreuses et chaque quartier avait sa salle. La production africaine était rare mais avait sa place sur les écrans du continent. Puis la Banque mondiale a décidé de fermer les salles qui sont devenues des temples et des centres commerciaux. Ainsi, des jeunes de 25 ans avouent n’avoir jamais mis les pieds dans une salle de cinéma. C’est triste. Mais un renouveau est en cours avec la construction de nouvelles salles. Je suis sûr que dans quelques années, le cinéma reviendra en force sur les écrans. Quid des écrans du monde occidental ? Le soft power du cinéma est un enjeu de civilisation.
— Vous avez côtoyé les grands du cinéma sénégalais tel Djibril Mambety. Quels souvenirs ?
— Djibril Mambety est mon maître. J’ai eu la chance d’avoir été son assistant. C’était un démiurge qui conjuguait le cinéma, la poésie et le conte. Il était un homme plein d’humanisme et de vérité. Un ange un jour, un démon l’autre jour. Un artiste total qui définissait le cinéma en Wolof avec le mot Waaru. C’est-à-dire l’ode à l’émerveillement. Un chant de liberté. Djibril avait son univers, celui des petites gens. Il les célébrait chaque jour.

Bio Express
Né dans le quartier populaire de Tableau Ferraille, près de la capitale sénégalaise Dakar, il perd son père à un très jeune âge et grandit sous l’aile protectrice de sa mère. Fils unique, il se fait des amis qui lui font découvrir le cinéma hindou. Il part en France au début des années 1980. A Paris, il s’immerge rapidement dans le milieu artistique. Il explore le théâtre et fait de la figuration avant de suivre des cours d’écriture de scénario à l’Université de Paris. L’oeuvre de Moussa Absa explore des thèmes tels que les anges, les démons et les esprits des ancêtres qui peuplent l’univers de Tableau Ferraille, son quartier dans lequel il a réalisé cinq longs métrages et une série télévisée, ce qui fait de lui, selon certains, « le père du cinéma de banlieue ». Artiste aux multiples facettes, peintre, écrivain, musicien, acteur, metteur en scène de théâtre, Moussa Sene Absa a débuté sur les planches comme acteur puis passe à la mise en scène de théâtre avec la pièce La légende de Ruba dont il est aussi l'auteur.
Au cinéma, son scénario Les enfants de Dieu est primé au Festival du film francophone de Fort-de-France, et sa première réalisation, le court métrage Le prix du mensonge, lui vaut le Tanit d'argent lors des Journées cinématographiques de Carthage de 1988.
En 1991, il réalise son premier long métrage Ken Bugul. En 1993, Ça twiste à Poponguine remporte plusieurs récompenses internationales. Ensuite en 1997, son long métrage Tableau Ferraille remporte plusieurs prix dont celui de la meilleure photographie au FESPACO. En 2002, il réalise Madame Brouette, film en hommage à l'affirmation des femmes. Il produit pour la Télévision du Sénégal une série humoristique quotidienne, Goorgorlu, qui remporte un succès inégalé auprès des téléspectateurs.
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