Al-Ahram Hebdo : La sécurité de la mer Rouge est étroitement liée à la stabilité de la Corne de l’Afrique. Dans quelle mesure l’ambition de l’Ethiopie d’avoir un accès à la mer Rouge menace-t-elle la stabilité régionale ? Quelles sont les vraies motivations d’Addis-Abeba ?
Hamdi Abdel-Rahman : Les motivations éthiopiennes sont façonnées par plusieurs facteurs interconnectés qui reflètent des aspirations économiques, politiques et stratégiques. L’Ethiopie a perdu son accès direct à la mer Rouge après l’indépendance de l’Erythrée en 1993, ce qui en fait le plus grand pays enclavé au monde. Sa dépendance envers Djibouti entraîne des coûts élevés pour ce pays, pesant lourdement sur son économie.
Retrouver un accès à la mer est une priorité pour le premier ministre, Abiy Ahmed, qui estime que cet objectif accélérera la croissance économique du pays. Il considère également cet enjeu comme un outil pour mobiliser la population, notamment en détournant l’attention des défis internes tels que les tensions ethniques et les conflits dans les régions du Tigré, d’Oromia et d’Amhara.
L’accord maritime conclu entre l’Ethiopie et la région séparatiste du Somaliland en janvier 2024, garantissant à l’Ethiopie une présence sur la mer Rouge et la construction d’une base navale militaire en échange de la reconnaissance du Somaliland en tant qu’Etat, a été largement rejeté par les pays voisins, les puissances internationales et l’Union africaine. Malgré ces critiques, Abiy Ahmed persiste, qualifiant l’accès à la mer Rouge de question existentielle et avertissant qu’ignorer cette revendication pourrait entraîner des conflits. La quête éthiopienne d’un accès à la mer Rouge s’inscrit dans une stratégie nationale visant à renforcer sa position régionale.
L’instabilité en mer Rouge a favorisé un retour des activités de piraterie.
— Comment les pays riverains de la mer Rouge perçoivent-ils les ambitions éthiopiennes ?
— La quête de l’Ethiopie d’un accès à la mer Rouge pourrait perturber les équilibres géopolitiques en place dans la Corne de l’Afrique. En effet, les positions de Djibouti, de l’Erythrée et de la Somalie sont diverses et complexes. Djibouti est le principal port pour le commerce éthiopien et gère actuellement environ 95 % des échanges internationaux de l’Ethiopie, générant d’importantes recettes sous forme de taxes portuaires. Pour préserver ces relations économiques cruciales, Djibouti a proposé un accord de partage de port et une gestion conjointe de son port de Tadjoura, afin d’apaiser les tensions régionales tout en préservant les intérêts éthiopiens. Par contre, la Somalie s’oppose fermement aux efforts de l’Ethiopie pour accéder à la mer via le Somaliland, qu’elle considère comme une partie intégrante de son territoire. Les relations entre la Somalie et l’Ethiopie se sont considérablement détériorées depuis la signature de l’accord maritime avec le Somaliland en janvier 2024. Cependant, la Somalie a montré une volonté de négocier, comme en témoigne la Déclaration d’Ankara, dans laquelle les deux pays ont convenu de garantir l’accès commercial de l’Ethiopie à la mer Rouge d’ici juin 2025. Enfin, depuis que l’Ethiopie a perdu son accès à la mer à la suite de l’indépendance de l’Erythrée, les relations entre les deux pays restent marquées par la méfiance. L’Erythrée craint qu’une tentative éthiopienne d’accéder à la mer Rouge ne se traduise par une volonté de s’emparer de son territoire. Cette prudence s’est concrétisée en octobre 2024 avec l’annonce de l’alliance tripartite entre l’Egypte, l’Erythrée et la Somalie, destinée à contrer les ambitions éthiopiennes perçues comme expansionnistes.
— Le ministre des Affaires étrangères, Badr Abdelatty, a fermement souligné que « la mer Rouge appartient aux pays riverains, et que la présence de toute partie autre que les pays côtiers de la mer Rouge est inacceptable ». Comment évaluez-vous la position de l’Egypte concernant la sécurité de la mer Rouge ?
— L’Egypte soutient les mécanismes conjoints visant à renforcer la sécurité régionale, à maintenir la liberté de navigation et à rejeter toute présence de parties non riveraines dans la mer Rouge. Elle défend le principe selon lequel cette mer doit appartenir exclusivement aux pays qui la bordent. A mon avis, cette position reflète la vision stratégique de l’Egypte pour garantir la sécurité de la mer Rouge. Elle vise à maintenir la stabilité régionale tout en empêchant toute ingérence extérieure susceptible de nuire aux intérêts des pays riverains. Cela s’inscrit également dans le cadre du soutien égyptien à la souveraineté de la Somalie et de son rejet de toute tentative de menace à l’unité de ce pays. Par ailleurs, l’Egypte se montre favorable à tout effort visant à stabiliser la région, à condition que ses intérêts stratégiques ne soient pas affectés.
— Comment analysez-vous les menaces à la sécurité maritime en Afrique en provenance du duo terrorisme-piraterie ?
— Les relations complexes entre les Houthis, Al-Qaëda au Yémen et les Shebab en Somalie reflètent une transformation significative du paysage sécuritaire dans la région. Ces groupes armés, bien que traditionnellement opposés sur le plan idéologique, semblent coopérer pour défendre des intérêts stratégiques communs. D’une part, les Houthis pourraient tirer profit des ressources financières fournies par les Shebab pour soutenir leurs opérations militaires. D’autre part, les Shebab bénéficieraient des armes sophistiquées fournies par les Houthis, renforçant ainsi leurs capacités en Somalie. Cette coopération s’étend également à l’échange d’expériences et à l’utilisation des réseaux de contrebande et de financement de chaque partie.
Des rapports indiquent qu’un soutien iranien aurait favorisé ce rapprochement, dans le cadre d’objectifs régionaux plus larges. Toutefois, cette alliance n’est pas sans risques : elle pourrait affaiblir le soutien local aux Houthis et provoquer le mécontentement dans les zones qu’ils contrôlent.
L’instabilité maritime dans la mer Rouge, exacerbée par les attaques des Houthis, a favorisé un retour des activités de piraterie dans le golfe d’Aden, avec de graves conséquences sécuritaires et économiques. Cette recrudescence affecte directement les économies africaines, notamment celles qui dépendent des revenus portuaires et du commerce maritime. Pour relever ces défis, il est impératif de renforcer la coopération internationale et régionale, d’intensifier les efforts de lutte contre la piraterie et de garantir la sécurité des voies maritimes.
— Quels scénarios sont envisageables pour l’avenir de la sécurité en mer Rouge ?
— L’avenir de la sécurité en mer Rouge pourrait suivre plusieurs trajectoires, en fonction des évolutions géopolitiques et de la dynamique des conflits. Le premier scénario est l’escalade du conflit : une intensification des attaques des Houthis pourrait se produire si les coalitions maritimes internationales ne parvenaient pas à contenir ces menaces. Cela pourrait conduire à des frappes plus sophistiquées contre les navires commerciaux. Un deuxième scénario suppose l’intensification des efforts diplomatiques. C’est un scénario optimiste qui pourrait mener à un cessez-le-feu ou à des accords négociés entre les parties impliquées. Un troisième scénario renvoie à une sécurité régionale renforcée : certains pays ou alliances régionales pourraient prendre en charge la protection de leurs propres intérêts en renforçant leur sécurité maritime de manière indépendante. Enfin, il est possible que la région reste dans un état de statu quo prolongé : une instabilité persistante pourrait perdurer, avec des alliances internationales parvenant à contenir partiellement les menaces, mais sans les éliminer totalement. En conclusion, l’avenir de la sécurité en mer Rouge dépendra d’une combinaison de stratégies militaires, d’initiatives diplomatiques et de la manière dont les acteurs régionaux et internationaux s’adapteront à ce paysage géopolitique en constante évolution au Moyen-Orient.
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