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Rivalités géopolitiques accrues en mer Rouge

Nada Al-Hagrassy , Mercredi, 08 janvier 2025

Les enjeux géopolitiques et sécuritaires ont intensifié la militarisation de la mer Rouge, poussant les puissances internationales et régionales à renforcer leur présence dans la région sous diverses formes. Décryptage.

Rivalités géopolitiques accrues en mer Rouge

Considérée comme une zone d’une importance hautement géostratégique, la mer Rouge vit une course effrénée de militarisation qui se manifeste par plusieurs formes. Allant de l’installation des bases militaires dans des pays riverains, notamment en Afrique, à la formation des coalitions militaires. Et ceci revient au fait que la mer Rouge, au-delà du simple rôle de corridor international, est devenue l’un des éléments-clés du commerce international et de la sécurité de l’économie mondiale. Elle constitue le lien entre les Etats du Golfe, producteurs de pétrole, et les marchés européens. C’est la quatrième voie navigable la plus fréquentée au monde. En plus de son rôle dans la navigation internationale, les récentes découvertes énergétiques dans le bassin de la mer Rouge ont également accru l’importance stratégique de la région.

Fermée par deux verrous, le Canal de Suez au nord et le détroit de Bab El-Mandeb au sud reliant ainsi la Méditerranée à l’océan Indien, la zone de la mer Rouge se situe ainsi au carrefour de plusieurs mondes. D’où son importance hautement stratégique pour nombre d’acteurs mondiaux et régionaux. « A l’exception d’Israël et de l’Erythrée, la plupart des pays riverains de la mer Rouge sont arabes : Egypte, Arabie saoudite, Jordanie, Soudan, Yémen, Djibouti et Somalie. Ces pays possèdent environ 90 % du littoral total de la mer Rouge, qui s’étend sur plus de 2 000 kilomètres de long et jusqu’à 300 kilomètres de large, avec une superficie d’environ 438 000 km2. Au cours de ces dernières années, de nombreuses bases militaires ont proliféré dans cette région, notamment sur les côtes africaines », explique Amira Abdel-Halim, experte au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram.

De nombreuses bases militaires

Situé à l’entrée de la mer Rouge et bordé à l’est par le golfe d’Aden, Djibouti, grâce à sa posture géographique, a attiré l’intérêt de nombreuses puissances, même celles concurrentielles, soucieuses d’y installer des bases militaires. Ainsi il accueille près de six bases militaires appartenant aux Etats-Unis, à la France, à la Chine, au Japon, à l’Espagne et à l’Italie. D’ailleurs, la base américaine Lemonnier est considérée comme la plus grande base américaine en Afrique et la seule permanente dans ce pays. Ce camp sert également de base opérationnelle principale pour le Commandement américain en Afrique, accueillant 4 000 soldats américains, ainsi que des forces alliées. En plus, la Chine a maintenu une présence navale continue dans la région depuis son adhésion aux opérations de lutte contre la piraterie en 2008, déployant jusqu’à 26 000 personnes sur place. En 2017, la marine chinoise a établi une base logistique à Djibouti, visant à soutenir les opérations navales chinoises et les opérations de maintien de la paix. Quant à la Russie, elle a signé des accords de coopération militaire avec près d’une vingtaine de pays africains et a réussi à conclure un accord avec le Soudan en 2020 lui permettant d’installer un centre logistique militaire au Port-Soudan, considéré comme un avant-garde de la présence russe dans la région.

A l’instar de Djibouti, l’Erythrée a autorisé à Israël, au milieu des années 1990, d’installer des bases militaires sur l’archipel de Dahlak.

Aussi, l’Erythrée accueille une base navale iranienne, conformément à un accord signé entre Asmara et Téhéran en 2006, dans une ancienne raffinerie de pétrole, près du port d’Assab. En Somalie, la Turquie a inauguré en 2017 une base militaire sur les côtes de l’océan Indien, dédiée à la formation militaire. Cette base abrite trois écoles militaires. La Turquie a également renforcé sa présence militaire dans la zone de la mer Rouge à travers la signature d’accords de coopération militaire avec Djibouti en 2024.

Par ailleurs, suite au déclenchement de la guerre au Yémen en mars 2015, les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite ont cherché à étendre leur présence militaire sur la rive africaine de la mer Rouge. Ainsi, les Emirats arabes unis ont établi une base militaire en Erythrée et une autre à Berbera, au Somaliland, qui a déclaré son indépendance de la Somalie en 1991. L’Arabie saoudite a, quant à elle, signé un accord avec Djibouti pour la construction d’une base saoudienne sur son territoire. Enclavée depuis 1993 après l’indépendance de l’Erythrée, l’Ethiopie a conclu en janvier 2024 un accord avec le Somaliland pour acquérir une part du port de Berbera, situé au bord de la mer rouge, afin d’y établir une base navale.

Coalition navale à multiples objectifs

Outre la présence massive de bases militaires étrangères dans la région, les puissances internationales ont mis en place une série d’alliances militaires et navales dans le but de sécuriser leurs intérêts. En novembre 2023, Washington a annoncé la formation d’une coalition navale appelée « Gardien de la prospérité » destinée à contrer les attaques des Houthis qui ciblent les navires pro-israéliens. Cette coalition regroupe dix pays : les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Italie, le Canada, les Pays-Bas, la Norvège, les Seychelles et l’Espagne. Par ailleurs, le 19 février 2024, l’Union européenne a lancé une nouvelle mission navale baptisée « Opération Aspides », dans le but de sécuriser la navigation maritime en mer Rouge. L’Union européenne a défini les missions de cette nouvelle force, qui sera active le long des principales routes maritimes du détroit de Bab Rl-Mandeb, du détroit d’Hormuz, ainsi que dans les eaux internationales de la mer Rouge, du golfe d’Aden et du golfe d’Oman.

D’ailleurs, on ne peut pas séparer les altercations qui ont abouti à la militarisation de la zone de la mer Rouge des enjeux géopolitiques au Moyen-Orient et la concurrence entre les grandes puissances, notamment les Etats-Unis et la Chine. Il s’agit premièrement de la guerre menée par les Etats-Unis à l’égard des attaques des Houthis contre les navires israéliens et pro-israéliens de passage dans les eaux de la mer Rouge. C’est pourquoi les Etats-Unis ont formé leur fameuse coalition « Gardien de la prospérité » sans pour autant atteindre son objectif déclaré : dissuader les Houthis et les empêcher de cibler les navires naviguant en mer Rouge.

Selon Nermine Nasser, spécialiste au Centre égyptien de la pensée et des études stratégiques (ECSS), « les Etats-Unis ont pris de diverses mesures contre les Houthis, afin de les dissuader de menacer la navigation en mer Rouge. Ces mesures incluent l’interception de leurs attaques, la formation d’une force navale multinationale et le lancement d’attaques contre leurs positions. Cependant, toutes ces mesures n’ont pas réussi à dissuader les Houthis, car les motivations de Washington vont au-delà de la simple protection des voies maritimes contre les menaces houthies. Ce qui nous amène à nous interroger sur les véritables raisons de l’incapacité de Washington à maîtriser les actions des Houthis ». Et d’ajouter : « La mer Rouge est une zone d’intérêt majeur pour les Etats-Unis, comme en témoigne la dernière version de la Stratégie de sécurité nationale américaine publiée en octobre 2022. Celle-ci stipule que les Etats-Unis ne permettront pas à des puissances étrangères ou régionales de compromettre la liberté de navigation dans les voies maritimes du Moyen-Orient, y compris le détroit d’Hormuz et Bab El-Mandeb ». Selon la spécialiste, deux raisons expliquent cette position : premièrement, les Etats-Unis souhaitent envoyer un message clair à la Chine, démontrant ainsi leur forte présence dans la région, en particulier dans la mer Rouge, qui revêt une importance stratégique tant pour Washington que pour Pékin. En effet, la mer Rouge constitue une voie maritime essentielle pour le transport des produits chinois vers l’Europe. Il s’agit également de contrecarrer la pénétration de la Chine en Afrique, qui cherche à monopoliser les matières premières du continent, notamment les richesses minérales indispensables à l’industrie électronique, un secteur où la compétition avec les Etats-Unis est intense. Le deuxième point concerne le désir de Washington de faire partie intégrante des interactions régionales, en particulier dans la mer Rouge, tout en oeuvrant à réorganiser la région conformément à ses intérêts stratégiques et à ceux de son allié, Israël. « Washington a besoin de justifications auprès des puissances régionales et internationales pour maintenir sa présence dans la région. La persistance des menaces houthies contre les navires de la mer Rouge constitue un prétexte solide qui sert les intérêts américains. En plus, la stratégie américaine consiste à gérer les crises plutôt qu’à y mettre fin, dans une tentative de conserver des cartes à jouer pour l’avenir », conclut Nermine Nasser.

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