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Saad Hajo : L’humour autrement

Névine Lameï , Mercredi, 01 janvier 2025

Saad Hajo, caricaturiste syrien vivant en Suède, a travaillé dans plusieurs journaux arabes et internationaux. Il a à son actif 30 ans de carrière durant lesquels il a toujours pensé en dehors des sentiers battus. Son actuelle exposition à la galerie Ubuntu en témoigne.

Saad Hajo
(Photo : Névine Lameï)

Le sarcasme sort toujours de l’ordinaire. Saad Hajo aussi. C’est ainsi qu’il conçoit la caricature, son champ de spécialisation depuis 1989. En exagérant les traits physiques d’une personne, il l’attaque subtilement, critique le pouvoir politique, les injustices, les absurdités, les inégalités, les guerres …

Le dessinateur suédois d’origine syrienne Saad Hajo est basé dans la ville de Norrköping depuis 2005. Il y a trouvé refuge et y pratique son art, sans craindre la censure. Très engagé politiquement, il a continué à critiquer le pouvoir en Syrie, depuis son pays d’exil, en publiant ses caricatures dans des journaux arabophones et internationaux, tels que l’hebdomadaire français Courrier International, ainsi que les quotidiens suédois de tendance social-démocrate, Folkbladet, Norrköping et Korpilombolo.

« L’humour qui sort des sentiers battus est une nécessité. Car il rend la vie supportable. Le rire et le bien-être vont ensemble. Je suis une personne heureuse. Mon prénom, Saad, signifie en arabe la joie et le bonheur. Normal alors que mon travail appelle au rire, pour sortir de la morosité ambiante », souligne Saad Hajo, vêtu d’un t-shirt noir sur lequel est peint l’emoji iconique d’un visage souriant.

Pour sa première exposition en solo au Caire, laquelle s’étend jusqu’au 4 janvier à la galerie Ubuntu à Zamalek, l’artiste a choisi comme titre Thinking out of the box (penser autrement). « J’y présente une série de peintures-caricatures et sculptures, inspirées d’idées non conventionnelles. Cette série est née en 2020, alors que je m’initiais à l’art des dessins animés, à l’aide de logiciels de modélisation 3D. C’était pendant le confinement en Suède ».

Un seul tableau de cette série montre Bachar Al-Assad. Il est représenté en costume-cravate, avec un long cou de girafe, celui-ci a la forme d’un point d’interrogation. « La girafe est un animal de pouvoir. Son cou est un indicateur de statut social ; plus il est long, plus la girafe a un statut élevé dans le groupe. Bachar Al-Assad a l’air d’un dictateur égocentrique et lâche », explique Hajo. Et d’ajouter : « La caricature, un art populaire par excellence, n’a pas de place dans les régimes répressifs, car la liberté d’expression est quasiment absente et peut coûter très cher à ceux qui ont choisi de rester libres. Depuis mars 2011, c’est-à-dire dès les débuts de la révolution en Syrie, je ne me lassais pas de dessiner une caricature par jour, tournant en dérision Bachar Al-Assad dans les journaux où je travaillais, en Suède. Mes caricatures suivaient les étapes de sa transformation. Au début, il donnait l’impression d’avoir plutôt de bonnes intentions, puis il s’est avéré qu’on avait affaire à un psychopathe. Je suis contre la passation du pouvoir au sein d’une famille, qui a transformé la Syrie en une colonie du Hezbollah et de la Russie. Le peuple syrien vit désormais un moment de joie, après le départ d’Al-Assad. Personnellement, je ne suis pas si heureux. Je m’attends à voir dans le futur proche une suite de catastrophes. J’ai des sentiments trop confus, mêlant joie et anxiété, en voyant par exemple tant de prisonniers libérés ».

A la suite de la chute du régime d’Al-Assad, il a décidé d’augmenter le prix de son dessin représentant Bachar, actuellement en exposition à Ubuntu. L’artiste excelle à tourner la réalité amère en une ironie subtile. Ses yeux pétillent. Son côté jovial accentue son charme. Il avoue adorer le cubisme de Paul Cézanne.

Sur un autre dessin, il montre une autruche avec la tête enfouie sous le sable. On exerce tous la politique de l’autruche dans cette région du monde, non ? Parfois, on cherche simplement à s’échapper de ses ennemis ou à fuir sa propre peur. Hajo, quant à lui, n’a jamais fait de l’autocensure. Il a toujours choisi de s’exprimer subtilement.

Sur l’un des dessins, on voit un homme vert (Hulk) en état de rage en dehors de sa boite ou sa zone de confort. Des fontaines, parfois des urinoirs inspirés du chef-d’oeuvre La Fontaine (1917) de Marcel Duchamp, expriment une critique des normes sociétales et des conventions culturelles. Hajo montre aussi un Einstein qui tire la langue en regardant sa propre photo, un cheval de Troie … « Pour sortir de l’ornière, il faut sortir la tête du sable, tout raconter, après une longue période de prudence et de silence », lance Hajo qui a participé à presque toutes les prestigieuses manifestations en lien avec la caricature et les dessins de presse de par le monde. Il avoue trouver un énorme plaisir d’exposer dans un pays arabe. « J’ai contribué à la 8e édition du Forum international de la caricature, tenu au Caire en septembre 2024. J’y ai présenté l’icône de l’art comique, Samir Ghanem, sous forme d’une ligne noire, claire et simple, sur un papier blanc, mettant en relief ses cheveux, ses lunettes et sa moustache. Le forum rendait hommage au comédien disparu pendant la crise du Covid-19 ».

Membre du syndicat des Artistes du Suède (KRO) depuis 2015, Hajo expose là où il veut, quand il veut. En 2022, il a exposé à la galerie Kameleont, au Musée de Norrköping et de Dalarna, à Falun, en Suède. Depuis 2023, il participe régulièrement au prestigieux salon de la caricature, du dessin de presse et d’humour de Saint-Just-le-Martel, en France. Et depuis 2006, il expose à l’European Cartoon Center Kruishoutem, en Belgique. « Exposer au prestigieux European Cartoon Center est un rêve pour tous les caricaturistes », fait-il remarquer.

Jeune, il aimait lire Henri Bergson, notamment son oeuvre philosophique Le Rire (1900), explorant le phénomène du rire et son lien avec la société, la morale et la condition humaine. Hajo admire également les BD de la revue-livre française Métal hurlant, les BD de Jean Giraud et sa série Blueberry, les écrits d’Alberto Manguel, notamment Dernières Nouvelles d’une terre abandonnée (1991), qui relate les ravages d’une dictature d’Etat. « La fantaisie me transporte vers des mondes enchanteurs, riches en magie, en aventure et en imagination », précise Hajo, auteur de nombreux ouvrages : Bilad Al-Onf Awtani (les pays de la violence sont les miens, 2009) ; Satir Suddkantig (2017) ; Prenez un Hajo, faites une pause (2020). « Le livre Bilad Al-Onf Awtani a regroupé tous mes dessins caricaturaux politiques, depuis mon travail au journal libanais As-Safir en 1993-1994. J’ai caricaturé les présidents du monde entier. Par exemple, j’ai fait un dessin de Georges W. Bush sous la forme d’un triangle, avec des yeux collés. Le caractère de la personne caricaturée l’emporte sur son physique ».

Après avoir accompli son service militaire en 1992, le jeune de 25 ans voyage au Liban, un premier pays d’exil, où il réside pendant deux ans. Hajo avait peur de mettre sa vie en danger, à l’exemple de ses collègues Ali Ferzat et Akram Ruslan (tabassés et emprisonnés lors de la révolution syrienne pour leurs caricatures profondément engagées). « Caricaturer Bachar, cela n’était pas permis. Il nous était impossible d’exercer notre métier de caricaturistes ».

Au Liban, Hajo travaille en premier au journal An-Nahar avec le grand écrivain et journaliste libanais Elias Khoury. Puis, sur recommandation des grands illustrateurs Baghat Osman et Mohieddine Ellabbad, il a été embauché au journal As-Safir, où il est resté de 1995 à 2015. « As-Safir cherchait un caricaturiste capable de remplir l’absence du grand Naji Al-Ali. J’ai présenté une caricature un peu différente, stressant sur les paradoxes », assure Hajo, diplômé des beaux-arts de Damas en 1989. « La Syrie est un pays pluriel doté d’une vie culturelle assez riche. Mais attention, il n’est pas permis de parler politique ».

En 2005, Hajo signe avec ses collègues, à la suite de l’assassinat de Rafiq Hariri et la « Déclaration de Damas », un appel à un changement démocratique radical. La même année, il part chez son frère installé au Suède.

Né en 1968 à Damas, dans le quartier de Rukneddine, Masakin Barzah, Saad Hajo est issu d’une famille kurde. Son père était un employé au ministère du Transport et sa mère avait un penchant artistique. Hajo parle souvent de son enfance heureuse. « Nous avions une très belle maison en Syrie, avec un beau jardin entouré de jasmin, de citronniers, avec une immense fontaine. Aujourd’hui, toute ma famille vit à l’étranger. Avec l’arrivée du Baas au pouvoir en Syrie en 1963, ma famille, qui vivait dans la richesse et le raffinement, a quitté sa maison. On a dû déménager dans une autre. Pourtant, mes parents ont tout fait pour qu’on ne remarque pas la différence du niveau de vie. Je pensais que nous étions encore riches », raconte Hajo.

Dessiner à cette époque et pratiquer son sport favori, le basket-ball, étaient de vraies sources de bonheur. « Je suis de nature timide et discipliné, mais j’ai un côté rebelle. La caricature m’a libéré de ma timidité », confie Hajo.

En Suède, l’artiste se sent à l’aise. « Je vis en Suède dans une ambiance culturelle extrêmement riche. J’admire les beaux paysages du pays. Dans la ville de Norrköping où j’habite se trouve le siège du plus vieux journal du pays et le Musée de la caricature. Là-bas, je mène une vie simple, je bois l’eau du robinet, comme j’avais l’habitude en Syrie, et j’ai un service Internet très rapide. Personnellement, je vois que le monde occidental n’est pas obligé d’adopter les causes arabes, mais au moins il doit compatir et sympathiser », conclut Hajo.

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