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Adawiya et le chant du Chaos-Monde

Dalia Chams , Lundi, 30 décembre 2024

Le parrain du chant populaire égyptien, Ahmed Adawiya nous a quittés, le 29 décembre dernier, à l’âge de 79 ans. Retour sur le parcours mitigé de cet artiste qui a fait beaucoup parler de lui, depuis son émergence dans les années 1970.

Adawiya

La mort du chanteur populaire égyptien Ahmad Adawiya a éclipsé celle de l’ancien président américain, Jimmy Carter qui s’est éteint le jour même à 100 ans. Sur la toile, rares étaient les gens à aborder la disparition du 39 ème président des Etats-Unis qui bénéficiait de soins de fin de vie à domicile, alors que la grande majorité reprenait les rumeurs qui couraient à propos de l’artiste de 79 ans, disant qu’il souffrait de la maladie d’Alzheimer et que c’était la raison pour laquelle il s’était retiré. Plusieurs affichaient ses photos, et chacun racontait sa petite histoire avec lui.

Adawiya, né le 26 juillet 1945 à Minya, est venu s’installer au Caire avec sa famille, notamment son père marchand de bétail. A l’âge de 12 ans, il s’est mis à chanter durant les fêtes de mariage, imitant les grands noms de la musique populaire à l’époque tels que Abdel-Moteleb, Mohamad Rouchdie et Chafiq Galal. En 1965, il a fait ses débuts professionnels, en se joignant aux almées et troupes musicales de la rue Mohamad Ali, et est devenu célèbre en 1972.

Sa première cassette, produite par la société Sot al-hob (la voix de l’amour), a eu un énorme succès et a été vendue à plus d’un million de copies. D’ailleurs, cette réussite, a-t-on dit, a sauvé la boîte de production qui était sur le point de faire faillite ; c’était la même qui avait adopté les musiques et les chants collectifs que proposaient les groupes à la mode : Four M, el-Masriyeen et el-Jets, dans le but de renouveler la scène artistique, affectée par la défaite de 1967.

Cependant, nul d’entre eux n’était aussi critiqué qu’Adawiya, considéré ultérieurement, avec le temps, comme le parrain de la chanson populaire, celle des marginalisés. Car jusqu’ici il y avait un chant populaire semi-officiel qui dominait ; celui-ci avait ses stars affirmées, passait régulièrement à la radio et ses interprètes étaient auréolés de gloire pour leur authenticité. Or, Adawiya a acquis sa notoriété à cause de ses œuvres interdites et honnies par la classe cultivée.

Plusieurs intellectuels avaient déjà affûté leur couteau, et les analyses musicologiques acerbes ont fait couler beaucoup d’encre. Il était devenu le symbole du déclin musical, de la vulgarité et de l’ascension sociale des parvenus qui ont fait fortune au lendemain de la politique d’ouverture économique (el-infitah) mise en vigueur par Sadate.

Il était aussi le représentant « attitré » de la musique du chaos, et cette réputation lui a collé pendant des années.  Dans ses chansons, il avait recours à des instruments caractérisant l’univers des almées, comme l’accordéon, la flûte de roseau, la trompette et la tabla. Et les paroles qu’il choisissait étaient peu coutumières, marquées par beaucoup d’audace et d’humour, comme dans le langage des petites gens. 

Le tohu-bohu du Caire

En 1984, dans le film Kharag wa lam yaod (allée sans retour) de Mohamad Khan, mettant en scène des personnages qui ont fui le chaos du Caire pour vivre heureux, le réalisateur a eu recours à la chanson d’Adawiya Zahma ya donia zahma (tohu-bohu) pour décrire l’encombrement de la capitale monstrueuse. Il faut se débarrasser de tout ce qui « bouchonne » nos vies, résumait le film, et la voix d’Adawiya en est devenue le symbole sonore !

L’idée des bruits ininterrompus de la cité hybride, du choc et de la répulsion entre les diverses parties, est reprise dans un autre film tourné en 1985, par Omar Abdel-Aziz. Il s’agit de la comédie sociale, Al-Chaqa min haq al-zoga (l’épouse a droit au foyer conjugal), dans lequel la même chanson sert à évoquer la cohabitation entre le couple séparé. L’appartement est devenu le lieu du choc des différences, de la notion du Chaos-Monde construite autour de la pensée du philosophe Edouard Glissant. On est invités à accepter la pluralité qui nous constitue, et c’est ce qui dérangeait entre autres dans les chansons d’Adawiya. Elle a porté la voix de ceux qu’on n’a jamais voulu écouter réellement.

Le chanteur n’est réhabilité à vrai dire qu’après un accident qui a failli lui coûter la vie en 1985 à la suite d’un désaccord avec un richissime du Golfe, selon le journaliste culturel Sayed Mahmoud, qui a publié un papier de recherche assez intéressant dans lequel il analyse le passage d’Adawiya du refus à l’acceptation (Le texte a paru en 2013 dans un ouvrage collectif intitulé Al-Tarikh wa al-mossica ou l’histoire et la musique, aux éditions Al-Ein).

L’après défaite

Il explique la percée d’Adawiya dans un contexte sociopolitique compliqué, marqué d’abord par les séquelles de la guerre de 1967, puis dans un deuxième temps par la culture de consommation, le recul des organes étatiques actifs dans le champ artistique, les changements survenus à cause de l’ouverture économique et l’arrivée d’un capitalisme parasitaire. « Toutes les circonstances étaient favorables au lancement de cette roquette de l’absurde, comparable aux anecdotes qui fleurissent en temps de crise et sous l’effet des grandes déceptions », résume-t-il, en citant l’historien musical Farag Al-Antari. Puis, il mentionne l’opinion d’un autre intellectuel de gauche, qui est le poète Sayed Higab, disant : « les gens avaient perdu confiance en l’ancien Etat du chant qui a prévalu jusqu’ici, c’était la répercussion de ce qui s’effectuait sur le plan politique ».

Depuis l’annonce de sa mort, une vidéo virale est partagée sur Facebook par tant d’utilisateurs, dans laquelle Naguib Mahfouz défend le chanteur populaire et justifie son admiration : sa popularité a sans doute une raison tout à fait logique. Tous ses fans ne feignent pas de l’aimer ! Il les exprime, en usant de leur langue. Et c’est un point non négligeable, a dit le Nobel égyptien, dans un entretien télévisé, ajoutant : « Sa chanson Sib wa ana sib ou faire du donnant donnant, c’est l’art du compromis, ça peut bien s’appliquer sur les Palestiniens et les Israéliens ».

C’était mieux avant...

L’émergence et la réhabilitation d’Adawiya peuvent être placées aussi dans un cadre plus global. « Le chaos tient à la fois du fantasme, de la métaphore et du modèle pour les compositeurs depuis les années 1970. Dans la contre-culture punk, hard, metal, free jazz, il fait figure d’emblème socio-esthétique, en opposition radicale avec le mythe d’Orphée. On le retrouve aussi dans l’art-science et les musiques électroacoustiques, comme application des théories du chaos », résume l’ouvrage du musicologue et compositeur Nicolas Darbon, Les musiques du Chaos, paru en 2006 chez l’Harmattan.

Cette analyse peut être appliquée sur les chants d’Adawiya aussi bien que sur la musique électro-populaire, dite Mahraganate, qui a actuellement le vent en poupe et qui est largement critiquée dans les cercles intellectuels.

Ceux-ci ont fini par considérer Adawayia comme du populaire classique, probablement par nostalgie à l’égard d’un bon vieux temps, difficile à attraper. Mais ils ont du mal à digérer toutes les musiques inspirées par l’ordre du chaos, à se plier à ses figures et ses lois. Et ce, même si certains d’entre eux répètent que la créativité fuit toujours la rigidité et que d’autres ne cessent de faire l’éloge de la voix très particulière d’Adawiya, légèrement enrouée.

A l’ère d’internet et des médias sociaux, l’intellectuel ne tient plus le même rôle, il n’est plus censé décider pour les autres, en scandant l’étiquette de «l’avant-gardiste» ou du «vox populi», précise Sayed Mahmoud dans son papier. «Dans ce nouvel ordre, on n’a plus besoin de messager ou de médiateur», affirme-t-il.

Chacun a le droit de plébisciter ouvertement les idées ou les musiques qui lui plaisent. D’où la grande émotion suscitée par le départ d’Adawiya. «Dommage! La bourgeoisie intellectuelle nous a longtemps privés de tant de belles choses!», écrit une universitaire sur sa page Facebook. Elle regrette les méchancetés publiées à son égard, et lance un «tant pis!» très ferme.

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