Comment ose-t-elle vivre loin de ses parents et ses proches ? N’a-t-elle pas peur pour elle ? Le fait de travailler pousserait-il à quitter le domicile familial ? », des questions que se pose le voisinage de Sara Abdel-Mohsen à son égard. A 27 ans, elle a décidé de vivre au Caire, loin de sa ville natale, Sohag, située en Haute-Egypte. Cette jeune fille, qui a terminé ses études de journalisme à l’Université de Sohag, n’a pas voulu travailler comme simple correspondante locale. Elle a préféré développer ses expériences, fréquenter d’autres personnes afin d’enrichir ses connaissances. Dès son arrivée au Caire, ses parents ont tenté un compromis, lui demandant d’habiter chez sa soeur mariée. Mais Sara a refusé, prétextant que le couple est trop conservateur pour elle. Et puis se retrouver dans une famille, c’est se plier à ses règles, respecter ses habitudes au quotidien. « Je vis au Caire depuis 2008, mon retour à Sohag était prévu en janvier 2012, mais entre-temps, j’ai suivi des formations en langues étrangères (anglais et français), de presse à l’agence Reuters. J’ai suivi des cours d’initiation à la photographie à l’Institut Goethe, à Saqiet Al-Sawy, au club In Focus où un stage pratique a lieu chaque semaine », poursuit Sara, tout en ajoutant que toutes ces opportunités sont inexistantes dans sa ville natale. Elle pense que si elle était restée chez ses parents, elle n’aurait jamais eu ces connaissances qui lui serviront dans la vie. Sara a pris son temps pour convaincre sa mère, effrayée de la voir partir et craignant qu’on ne lui fasse du mal. « Dès l’enfance, on culpabilise la fille et on lui fait comprendre qu’elle doit être constamment sous la protection de ses parents ou de son mari pour la protéger de tout danger », commente Mohamad Diab, réalisateur du film 678 qui a abordé ce regard de la société sur la femme à travers le harcèlement sexuel.
Malgré cette vision de la société envers les femmes, beaucoup de jeunes filles osent aujourd’hui prendre la décision de quitter leurs parents et réaliser leur aspiration à l’indépendance. Certaines sont venues des provinces pour étudier dans la capitale et ont cet objectif d’entamer une carrière au Caire, d’autres sont des Cairotes mais veulent se détacher de leurs parents et avoir leur espace de liberté. Peu importent les raisons, ces jeunes femmes savent mener le style de vie auquel elles tiennent tout en tenant compte des mentalités qui les entourent. « Je préfère ne pas divulguer des détails sur ma vie privée et je fais tout pour ne pas montrer que je vis seule, loin de mes parents », dit Fatma Ahmad, 20 ans, qui travaille comme pigiste pour un site d’information sur Internet. « J’évite de rentrer dans des discussions avec des gens qui méconnaissent les droits des femmes et qui ont une vision erronée des droits de la femme », poursuit-elle. Pour Fatma, comme pour beaucoup d’autres qui ont fait ce choix, prendre ses précautions est nécessaire pour éviter les problèmes. « Parler à des personnes à l’esprit ouvert est nécessaire pour comprendre que le droit à vivre seule est autant valable pour les filles que pour les garçons », commente Fatma.
Cette jeune femme, féministe et plutôt libérale, n’a même pas annoncé à ses parents qu’elle avait fait ce choix de vivre seule. Etudiante en troisième année de communication de masse à l’Université du Caire, elle a fait comprendre à ses parents, résidant à Alexandrie, qu’elle habite encore au foyer des étudiantes, ce qui n’est plus le cas. Fatma a dû quitter ce foyer au règlement intérieur très sévère. « A 20h, on doit rejoindre le foyer. Si une jeune fille veut rentrer deux heures plus tard, il lui faut l’autorisation de son père et la signature de 2 fonctionnaires. Je n’accepte pas que des étrangers mettent des freins à ma liberté de circuler », lance-t-elle. Ne voulant pas se lancer dans des discussions infructueuses avec ses parents, elle attend d’avoir 21 ans pour faire sortir son passeport et aller travailler en Allemagne, en Australie ou au Canada. Pour Fatma, vivre « en solo » est un premier pas, une expérience qui l’aidera plus tard à vivre dans un pays étranger. Même si son appartement n’est pas meublé et qu’elle a seulement deux couvertures et ses vêtements comme bagages, elle ressent la paix dans cet appartement, la liberté d’esprit et la justesse de son choix. Pour d’autres, la capitale est la destination finale.
Devenir vidéaste
May Al-Chamy a refusé d’exercer le métier de son père, banquier. Elle a quitté le domicile de ses parents à Ismaïliya pour venir au Caire et devenir vidéaste. « Mon père a beaucoup insisté pour que je prenne sa place à la banque, mais ce n’est pas le métier que j’aime », insiste May. Elle s’est découvert des talents après avoir terminé ses études de commerce, une période qui a coïncidé avec la révolution du 25 janvier 2011. A Ismaïliya, elle a filmé des événements que les médias ont négligés au début de la révolution. « Seule la place Tahrir était sous les projecteurs. Je remettais mon travail à un responsable d’un site d’informations à Ismaïliya, mais j’ai senti qu’il m’exploitait, et en échange, je ne recevais pas grand-chose : ni encouragements, ni bon salaire, alors que je voulais devenir de plus en plus professionnelle », précise-t-elle.
Son père, très autoritaire, n’est plus un problème pour elle. Il est aujourd’hui à la retraite et vient lui rendre visite tous les week-ends. « Il y a 2 mois, j’ai été recrutée par le quotidien Al-Youm Al-Sabie (le 7e jour) qui a des services photo et vidéo sur Internet. Depuis, mes parents ont compris que je ne m’étais pas éloignée pour rien. Qui sait, peut-être qu’un jour je pourrai changer la vision de mon frère qui a une image rétrograde de la femme », soupire-t-elle. D’autres jeunes femmes décident de quitter le foyer familial même si l’entente est bonne avec les parents. Sondos, 28 ans, est metteur en scène et n’a jamais eu de problèmes avec ses parents. Pourtant, vivre seule est pour elle l’expérience la plus riche qu’une personne puisse traverser. « Je ne compte que sur moi-même. Alors que j’étais étudiante, j’ai exercé plusieurs métiers me permettant d’être autonome financièrement. J’ai travaillé comme traductrice, à la préparation de programmes télévisés, j’ai animé des ateliers de théâtre pour enfants », rapporte-t-elle. Mais, lors de la révolution, quand elle était en chômage, c’est son père qui lui a prêté de l’argent pour payer sa location. Aujourd’hui, et malgré les défis qu’elle doit relever chaque jour, Sondos réalise que son indépendance est son plus grand acquis.
« Parents ouverts d’esprit »
Vivre seule lui permet d'être plus créatrice.
D’après Afaf Al-Sayed, activiste, le rôle des parents est majeur dans la réussite ou l’échec de ce genre d’expérience. « Le but n’étant pas la séparation des parents, c’est à ces derniers d’assurer cet équilibre et de donner à leurs filles le sentiment qu’ils sont toujours là à leur côté. Mais pour cela, les parents doivent être ouverts d’esprit et cultivés », explique Al-Sayed. D’après elle, la plupart des filles qui décident de vivre seules devancent leurs parents dans leur façon de penser, et du coup, elles réalisent que vivre sous le même toit devient impossible. « J’ai besoin d’un espace à moi pour réfléchir, me sentir à l’aise. Avec un emploi du temps surchargé, je ne peux pas me soumettre aux règles de ma famille », lance May Al-Chamy. Elle sort de chez elle à 6h du matin et termine sa journée à minuit pour subvenir à ses besoins ! Car pas question de demander de l’argent à ses parents. May cherche une colocataire qui lui permettra de partager la somme du loyer et faire des économies. Un défi que beaucoup de filles doivent relever.
Pourtant, elles évoluent dans un contexte social qui met en doute le comportement de la femme vivant seule. « Les courtiers refusent de louer des appartements à de jeunes femmes seules. J’ai dû recourir à un intermédiaire pour trouver un appartement. Parfois, j’étais obligée de mentir en disant que l’appartement allait être occupé par une famille », rapporte May Al-Chamy. D’après Mahmoud Oda, sociologue, la société n’accepte pas qu’une fille vive seule. « Cet état de fait n’est pas accepté par notre société car même lorsque les jeunes quittent leurs parents pour se marier, les liens familiaux ne sont jamais rompus et plus tard, les petits-enfants vont se rendre chez leurs grands-parents pour différentes raisons », explique Oda. « Mais ce n’est pas nouveau que des jeunes filles choisissent de vivre seules. J’ai connu des professeurs à l’université qui ont fait ce choix et cela date d’une vingtaine d’années. Résultat : elles n’ont pas eu de vie familiale et quelques filles sont devenues impitoyables envers elles-mêmes afin de prouver à leur entourage qu’elle mérite cette indépendance et cette liberté », lance Mounira Sabry, féministe.
Un avis partagé par Afaf Al-Sayed qui estime que la société considère la femme comme incapable de gérer, toute seule, sa vie et que quelqu’un doit prendre les décisions à sa place. D’autres associent cette notion de liberté aux relations sexuelles hors mariage. « Une fille doit toujours être attachée à ses parents. La personnalité de la fille se forge à la maison familiale et plus tard avec son époux. Nous avons nos traditions égyptiennes et nos principes. On ne peut pas imiter les Européens », dit Ahmad, comptable.
Une conception passéiste qui ne semble pas préoccuper ces jeunes filles déterminées à donner un autre sens à leur vie. Nadia, 65 ans, fonctionnaire à la retraite, regrette de ne pas avoir quitté le domicile familial quand elle était jeune. « Une telle décision aurait pu changer ma vie. Je me suis soumise à la volonté de mes frères aînés, alors que je rêvais de poursuivre des études à l’étranger », conclut-elle.
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