Dans une salle décorée de fresques enfantines, une dizaine de fillettes avancent sur la pointe des pieds. Elles font des exercices physiques et apprennent à rester en équilibre sur une barre de ballet et à développer leur coordination et leurs fonctions motrices. Dina, avec un trouble moteur, Karma, porteuse de trisomie 21, Achrakat, autiste, Rania et Riham, sans handicap. Quand ces adolescentes dansent ensemble, leurs différences s’estompent pour produire un spectacle inédit et émouvant. « C’est une manière de transformer l’art, d’en faire quelque chose de profondément humain et d’égalitaire. Le handicap est là, on ne peut pas le nier, mais il fait partie d’une différence qui donne lieu à une autre esthétique. Il est transcendé par le ballet », lance Noha Wasfi, 29 ans, cofondatrice d’une école appelée « Art Studio Academy ».
Agacée de voir le handicap associé à une forme d’infériorité, d’incapacité ou de manque, Noha a fondé, il y a trois ans, sa propre école située à Alexandrie. Une école inclusive pour défendre les enfants en situation de handicap à travers le ballet. Elle estime que le ballet permet aux enfants en situation de handicap de dépasser leurs limites, et surtout de mettre en valeur leurs talents au-delà de leur différence. Selon elle, le fait de les intégrer dans un cours de ballet suppose une adaptation propre au handicap de chacun. Quel que soit le type de handicap, la danse se révèle vertueuse. Pour chacune de ces filles, la danse offre la possibilité de reprendre confiance en soi, de se réconcilier avec son corps, de s’approprier autrement l’espace, de renforcer la relation à l’autre et de gagner en autonomie. Et c’est d’ailleurs l’objectif de cette initiative : tout est possible au travers de la danse, le handicap s’efface pour ne laisser place qu’aux talents et aux émotions.
Art Studio Academy est la première école de ballet de son genre à intégrer des filles en situation de handicap avec des personnes normales.
Briser les tabous et sortir de l’exclusion
Tout a commencé en 2022, lorsque Noha a rencontré Haydi Samir, professeure de ballet, qui se bat pour la reconnaissance des enfants porteurs d’un handicap et en faveur du spectacle inclusif. Elle lui a proposé l’idée d’accueillir des enfants en situation de handicap dans son école. A ce moment, deux options se sont offertes à Wasfi : leur faire des cours à part et créer une autre classe spéciale pour ces nouvelles recrues. Ou bien les faire travailler ensemble. C’est ce qu’elle a enfin choisi. « Tout le monde a le droit à l’harmonie et au bonheur. Le handicap nécessite de la patience, de la bienveillance et d’être bien entouré. L’idée, c’est qu’on voit la personne, pas le handicap, même si on ne cherche pas à le cacher. Cela se voit dans le ballet des danseuses, dont l’énergie transcende le handicap pour en faire une ode à leurs fragilités les plus intimes. Les corps s’accrochent les uns aux autres, retombent, glissent, tressaillent, se perdent, se retrouvent. Chacun dépend de l’autre », soutient Haydi, qui se dote d’un véritable engagement pour combattre les tabous ou le manque de volontarisme, privant ces enfants différents de leur chance de montrer et d’exercer leurs talents. « Contrairement aux idées reçues, ces filles différentes regorgent d’énergie et de vitalité. Elles bougent différemment mais elles retrouvent cette même liberté que chez des personnes valides », poursuit-elle, tout en ajoutant qu’au début, Wasfi avait peur que l’intégration ne pose des problèmes, mais finalement, tout s’est passé en douceur.
Sur les 70 danseuses inscrites, 10 ont des besoins spécifiques, y compris des filles atteintes d’autisme ou de trisomie 21
Noha Wasfi explique que sur les 70 danseuses inscrites depuis l’âge de 3 ans jusqu’à 18 ans, 10 ont des besoins spécifiques, y compris des filles atteintes d’autisme ou de trisomie 21. « D’abord, nous rencontrons les parents pour comprendre les détails de la condition de l’enfant. Cela nous permet d’identifier ses points faibles afin de déterminer la meilleure approche pour les entraînements, en nous concentrant sur la manière de les dépasser. Parfois, certaines situations nécessitent également l’intervention d’un spécialiste. Pour d’autres, le ballet peut présenter des risques pour leur santé. Nous adoptons une approche progressive et expérimentons plusieurs méthodes pour définir celle qui convient le mieux. Nous prenons en compte leurs capacités physiques et mentales », assure-t-elle. Elle explique que certains cas sont aussi plus difficiles à gérer, comme pour les filles qui sont atteintes d’autisme ou celles ayant des problèmes sociaux dans leurs interactions avec les autres. Par contre, l’une des qualités des filles trisomiques est qu’elles ont une très bonne compréhension visuelle. Quand elle leur montre un mouvement, elles savent le reproduire très rapidement. « Si je dis : pied droit devant, ça passe plus ou moins bien. Mais dès qu’on montre, c’est direct. Et ça, dans la danse, c’est génial ! Mais la seule chose qui puisse éventuellement être différente, c’est la notion de temps, parce que ça peut prendre plus de temps, mais parfois, au contraire, elles retiennent beaucoup plus vite. Mais encore, leurs différences semblent insignifiantes. Chaque ballerine imite parfaitement les poses de Haydi Samir avec une élégance frappante. Elles obéissent à chaque consigne : Redressez votre dos ! Pointez vos orteils ! ».
Basma Mohamed rêve d’être une célèbre ballerine.
De l’art inclusif
En effet, les initiatives artistiques inclusives et accessibles à ces enfants en situation de handicap restent relativement rares, et surtout, elles sont peu connues du grand public. Il convient de signaler que la troupe de ballet des personnes en situation de handicap a été créée par l’Académie égyptienne des arts sous la supervision de l’Institut supérieur de ballet en 2018, dans le cadre d’un plan visant à intégrer les talents en situation de handicap dans l’ensemble de ses instituts artistiques. Cette expérience a prouvé son succès en formant une troupe qui a présenté ses spectacles sur les différentes scènes de l’Académie des arts. Elle a également réussi à motiver les personnes aux capacités spécifiques à libérer leur énergie et leurs talents, contribuant ainsi de manière significative à l’amélioration de leur état émotionnel et de leur santé. Malheureusement, cette troupe n’intègre pas des personnes ordinaires avec celles en situation de handicap. D’ailleurs, selon l’Agence centrale pour la mobilisation publique et les statistiques (CAPMAS), les personnes souffrant de handicap représentent 11,2 % de la population.
Explorer de nouveaux mondes
Basma Mohamed, une fille trisomique de 18 ans, confie que le ballet lui procure un bonheur immense, il l’a sortie de l’exclusion et l’a mise sous les projecteurs. « Je me sens moi quand je danse. Ces cours de danse sont mon moment de bien-être et de lâcher-prise », dit-elle avec une énergie qui se lit d’emblée dans ses yeux. Elle y démonte un à un les préjugés qui collent encore à la peau des personnes avec une trisomie 21. « On ne sait pas lire, on ne travaille pas. C’est faux, car cette barrière du handicap n’existe plus. Moi, ça m’aide beaucoup. Je vois que le handicap n’est qu’un détail. Je me sens plus grande que mon handicap. Je dois donc poursuivre mes rêves », répond Basma, qui persévère dans son art de ballerine et ne se laisse pas abattre.
Doaa Abdallah, mère d’une fille autiste de 12 ans, espère que cette vision de l’intégration se généralisera un peu partout en proposant des ateliers mêlant des enfants valides et non valides. Elle raconte qu’en parcourant un groupe sur WhatsApp dédié aux parents d’enfants en situation de handicap, il y a deux ans, elle est tombée sur une annonce indiquant que l’Académie des arts avait ouvert une classe de ballet pour enfants à besoins spécifiques, rattachée à l’Institut supérieur de ballet. Le fait que cet institut dépend du ministère de la Culture l’a rassurée. Mais elle a trouvé que ce n’est pas une formation en danse adaptée et inclusive, mais plutôt une troupe pour personnes en situation de handicap. « Ma fille a un trouble du spectre de l’autisme et a participé au cours de Art Studio Academy. Ce qui est merveilleux, c’est que ses amies au cours de danse ne remarquent pas son handicap. Elle essaie de devenir un enfant neurotypique qui danse comme les autres. Ses besoins particuliers sont comblés par l’équipe des enseignantes et des accompagnatrices, permettant ainsi à ma fille de se sentir à l’aise et en sécurité. Merci à ces fées de la danse d’apporter la joie au coeur des enfants », lance-t-elle.
Le ballet permet aux filles en situation de handicap de dépasser leurs limites et de mettre en valeur leurs talents au-delà de leurs différences
Partageant le même avis, Randa El-Bastawisy, mère d’une danseuse trisomique, pense qu’il ne suffit pas d’avoir un espace inclusif, mais aussi des enseignantes patientes, sensibles, dévouées et expérimentées. Si une professeure ne développe pas ce lien, rien ne fonctionnera. Selon elle, grâce à ces cours de danse inclusive pour enfants, ces filles tentent d’explorer les multiples possibilités de mouvement que leur offre leur corps dans une atmosphère décontractée et axée sur le plaisir de danser. Autrement dit, c’est une occasion de bouger, de créer des liens avec d’autres filles et de développer des aptitudes en danse dans un contexte inclusif. « Voir aujourd’hui ma fille danser est un miracle. J’avais peur pour elle. J’avais peur des moqueries, de son incapacité à participer aux aspects de la vie comme les autres, du manque de compréhension des autres enfants envers ses capacités et du peu d’opportunités qui lui étaient offertes », confirme-t-elle, tout en ajoutant qu’aujourd’hui, elle est heureuse parce que sa fille a eu la chance d’être normale, de réaliser ses rêves comme tout le monde.
Une vraie incursion dans le monde de la danse sous la direction des enseignantes passionnées et dynamiques qui sauront à coup sûr transmettre leur amour du mouvement à tous les enfants à la créativité débordante qui ont envie de bouger ! « Ma fille de 6 ans, sans handicap, prend des cours de ballet. Grâce aux cours, j’ai découvert l’univers inclusif de cette académie qui accueille des participantes avec et sans handicap. Cette expérience humaine, unique et enrichissante m’a aidée à redonner la bonne valeur aux choses, à ne pas me focaliser sur les petits tracas du quotidien », conclut Samah, mère de Dalia.
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