Al-Ahram Hebdo : Pensez-vous qu’un roman doit tout dire, aborder de nombreuses questions y compris la discrimination homme-femme, le pouvoir des hommes de religion, etc. ? En d’autres termes, est-il censé refléter les convictions idéologiques de son auteur ?
Sawsan Gamil Hassan : Le roman ne doit rien dire. Il doit soulever des questions. Même dans la vie, personne ne peut tout dire. Le roman est une forme d’art à travers laquelle l’écrivain présente une autre formulation de la réalité, une construction imaginaire qui ouvre les portes à de nouveaux mondes et de nouvelles éventualités. Il s’agit d’un tissu narratif formé par un ensemble d’éléments liés par un ensemble de relations et d’événements dans un contexte donné. Les événements et les personnages varient en fonction du bagage culturel de l’auteur. Le roman Je m’appelle Zizafoon place les personnages et les faits dans leur contexte historique, mais aussi dans le cadre des mutations survenues. Cela enrichit l’oeuvre, surtout si l’auteur est capable d’utiliser tous ces éléments de manière attrayante.
En ce qui concerne les convictions idéologiques, je suis persuadée que le roman ne comporte pas de marqueurs idéologiques, il est principalement basé sur le thème de la liberté individuelle, celle de la narratrice Zizafoon/Juhayda. Quand cette dernière réalise l’importance de la liberté, elle repense son histoire et celle de sa famille différemment.
— Vous vous basez sur des mécanismes de rétrospection, des techniques de flash-back et sur la superposition de plusieurs époques. Pourquoi ?
— Le plus grand pari pour moi était que la narration puisse impliquer le lecteur dans le texte, qu’elle ne soit pas ennuyeuse et qu’elle puisse également soulever des questions diverses pour ouvrir des fenêtres sur la réalité en Syrie. Toutes les astuces d’écriture que vous citez étaient convenables à la narration. Il y a toujours un squelette sur lequel on construit différents modèles, puis à chaque écrivain d’ajouter ses propres touches. La question que j’ai voulu soulever dans Je m’appelle Zizafoon était la suivante : qu’est-ce qui nous a amenés à cet état ? Par conséquent, on peut dire que ce roman peut être classé comme un roman de fiction réaliste, une fouille dans l’histoire récente du pays et dans l’histoire de sa narratrice, entre 1960 et 2020. La rétrospection était donc une nécessité pour ce genre de récit.
— Le roman commence par le rejet de la narratrice de son prénom qui lui semblait désuet et par son désir de se réapproprier le passé. Quelle est la signification de cette rébellion qui se termine par une déception ?
— C’est une rébellion contre l’autorité de la famille, de la tribu, de la société, des coutumes, de la religion et du régime, une révolte contre toutes sortes de conformisme. Les secousses successives causées par le grand tremblement de terre ont imposé des moments de réflexion et de révélation. Ceci a poussé la narratrice à renaître de ses cendres pour atteindre la liberté. Elle a tenu à écrire son journal, de quoi amorcer une véritable prise de conscience. C’était pour elle un moment de découverte et de confrontation. Le rejet de ce prénom imposé a été la goutte qui a fait déborder le vase. Enfin, elle est arrivée à la conclusion que les libertés sont complémentaires. Les libertés individuelles, sociales, économiques et autres restent incomplètes sans la liberté politique, ce qui s’exprime dans le roman à travers l’histoire d’amour entre Zizafoon et Saïd au moment du déclenchement du soulèvement en Syrie.
— Plusieurs écrivains syriens tels que Khaled Khalifa, Samar Yazbek, Dima Wannous, Mamdouh Azzam et bien d’autres ont abordé les années de l’après-2011, et ledit Printemps arabe. Quel serait votre ajout ? Y a-t-il des scènes à répétition dans le roman syrien contemporain ?
— Face aux grands événements et aux grandes mutations que nous vivons, c’est normal que les écrivains s’en inspirent. Chacun le fait sans doute à sa façon. Je m’appelle Zizafoon s’intéresse surtout à l’environnement local syrien qui a sa spécificité en termes de démographie et de pluralisme confessionnel et culturel. La ville de Jableh, puis celle de Lattaquié, deux grandes villes de la côte syrienne, ont un tissu social diversifié et une forte présence de la secte alaouite. Ceci constitue en soi un sujet intéressant pour le roman et permet de donner une autre image que celle divulguée normalement depuis le début du conflit. Le roman cherche à mettre en lumière l’effet de la désinformation.
Le personnage de Abdul-Jalil peut être considéré comme une ombre fade des individus que nous croisons dans la réalité. Bien qu’il ne soit pas un personnage principal, il est le modèle de l’homme de pouvoir arriviste ; les autres personnages ne répondent pas à des stéréotypes. C’est le cas sans doute de Zizafoon.
— Le roman est une confrontation avec le néant, ceci dit, il comporte beaucoup de nihilisme …
— Il est une tentative de comprendre et d’observer les phénomènes qui nous entourent. J’essaye de les déconstruire, d’en trier les éléments de base et de laisser l’imagination faire le reste, donc, je reste ouverte à toutes les possibilités. Après quoi chaque lecteur peut avoir sa propre manière de voir.
— La nostalgie règne sur le roman syrien d’aujourd’hui. Est-ce dû à la cruauté de la réalité, de l’exil et du déplacement ?
— Cette observation est peut-être exacte, mais je ne peux ni la généraliser, ni la confirmer. Je n’ai lu ni toute la littérature écrite sur cette période, ni même une grande partie, car elle est abondante. On peut dire que le sentiment d’incompréhension face à tout ce qui s’est passé, le sentiment de confusion dû à toutes les horreurs qu’on a connues, ainsi que la fragmentation du passé font que chacun évalue les choses différemment. Cela ne concerne pas seulement ceux qui sont à l’extérieur du pays, mais tous les Syriens, à l’intérieur comme à l’extérieur.
Les romanciers qui résident encore en Syrie ont produit une littérature qui mérite de recevoir plus d’attention. Le sentiment d’avoir perdu son univers, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, a poussé l’écrivain autrichien Stefan Zweig à se suicider, après avoir écrit son élégie, Yesterday’s World (le monde d’hier).
— Dans Je m’appelle Zizafoon, il y a une position confuse envers l’autorité familiale. Il commence par souligner la différence entre la mère et le père. Ce dernier plus cultivé est plus ouvert d’esprit, alors que la mère se montre plus traditionnelle et conformiste. Qu’en dites-vous ?
— Le roman promettait d’affronter la famille et son influence, mais il progressait dans le sens de la sympathie envers ses protagonistes. La mère est épuisée, ainsi que le père. Le roman ne cherche pas à marquer une position ferme, mais il présente des événements, des personnages, expose des relations humaines … Et ce faisant, il dessine les traits de cette période que traverse la Syrie.
Le père, à la fin, n’a pas pu résister. Il avait sa propre vision quant à ce qui s’est passé. Il a témoigné du récit conspirationniste qui chatouillait les esprits nationalistes ; il a connu la peur du changement et la montée du discours sectaire dans l’espace public, ainsi que la montée en puissance des identités religieuses. Mais il n’y pouvait rien.
Zizafoon a eu très tôt envie de se libérer, un sentiment partagé par une grande partie de la société. Elle a fait sa révolution en brisant les chaînes qui l’emprisonnaient et en se rebellant contre toutes les autorités qui portaient atteinte à sa dignité. La sympathie qu’elle éprouve pour son père est une position morale, notamment avec l’apparition précoce de son handicap.
— J’ai été très impressionné par la technique de reproduction narrative, c’est-à-dire la génération d’un conte à partir d’un autre. Votre objectif était-il de faire triompher le conte plutôt que d’expérimenter des techniques narratives contemporaines ?
— Dans le roman, il y a une histoire-cadre, celle de Zizafoon et de sa famille qui bougent dans un contexte historique précis. La rétrospection a généré d’autres histoires liées aux personnages et aux événements. C’est ce qui a exigé un certain style narratif et une technique que j’ai jugée appropriée.
— Le roman est audacieux dans sa manière d’approcher le pouvoir des hommes de religion et le poids de la culture spirituelle populaire (la forte présence des saints, des mausolées, etc.). Cette audace est-elle venue en réaction à la présence des forces islamistes de Daech et d’Al- Nosra sur la scène syrienne ?
— Simplement c’est une manière d’aborder les changements au sein de la société qui peuvent être considérés comme une régression. Ceci s’applique à toute la région arabe. L’identité religieuse et confessionnelle est devenue de plus en plus forte, après des années où l’on a aspiré à la Renaissance, avec notamment les mouvements de libération et d’indépendance. On se débarrassait du joug colonial. Mais le rêve de la Renaissance a été avorté, et la religion est devenue le refuge des peuples (...).
Ce phénomène a été exploité comme moyen de renforcer l’hégémonie et la domination, et aussi comme outil de conflit entre les groupes, soutenu par une large propagande médiatique menée par toutes les parties concernées. Ceci est en soi une grande régression sociale et un grand obstacle face à la liberté.
— Le roman montre clairement l’état de division face aux événements de 2011. Le père croit en la théorie du complot visant la destruction de la Syrie, alors que sa fille Zizafoon a adhéré à la révolution. De nouveau, que représente le père dans le roman ?
— D’une part, il représente l’autorité patriarcale, et d’autre part, il représente une génération active dans l’histoire de la Syrie depuis l’indépendance et l’émergence des divers partis et courants politiques jusqu’à l’arrivée du parti Baas au pouvoir. Celui-ci a monopolisé le pouvoir et a paralysé la vie politique. La plupart des partis, en particulier les partis nationalistes, ont gardé la porte fermée sur de nombreuses questions sociétales importantes, y compris la condition de la femme et les questions liées à la religion. Ils ont également échoué dans leur projet de laïcisation, appelant à la démocratie et au pluralisme. Malgré les bonnes intentions de cette génération, qui est celle de nos pères, elle n’a pu ni mobiliser l’opinion publique, ni construire une société saine, sinon le soulèvement populaire n’aurait pas glissé si rapidement vers les guerres, la violence, la militarisation et l’islamisation.
— Les scènes d’incendie, celui qui s’est déclenché du sanctuaire d’Abou-Taqa, puis s’est étendu à la maison de Zizafoon, est-il une métaphore de la Syrie actuelle ?
— Les débuts de la révolution furent assez prometteurs. L’incendie à la fin du roman peut éventuellement être l’incendie de la Syrie. Ses rêves ont brûlé, son projet de libération a pris feu (...).
— Est-ce que le choix de Jableh comme espace initial pour les déplacements des héros traduit la volonté d’aborder le statut de la communauté alaouite en tant que communauté possédant des privilèges divers ?
— Il s’agit d’une volonté d’aborder le confessionnalisme de façon générale. Ce n’était pas pour prouver l’idée que les Alaouites sont détenteurs de privilèges, mais plutôt pour souligner qu’il n’est pas correct de considérer chaque composante sectaire ou ethnique de la population comme un bloc solide, homogène et uni. Cette faction a été mal comprise et a été la plus négligée par le régime qui a préféré l’appauvrir, l’assiéger et lier son sort au sien en ravivant l’appartenance sectaire et en stimulant les sentiments d’oppression historique. Les jeunes alaouites ont payé cher le prix de leur refus de la tyrannie du régime depuis les années 1970 jusqu’à la fin du siècle dernier. Au début du soulèvement syrien, les incitations des composantes du peuple les unes contre les autres étaient l’un des outils du jeu politique destructeur dans sa guerre absurde. Le conflit en Syrie n’est fondamentalement pas un conflit sectaire, mais un conflit politique. Le peuple s’est soulevé pour sa dignité et sa liberté. Or, la façon dont les choses ont tourné était prévisible en revoyant l’histoire, des années 1960 jusqu’à aujourd’hui.
La catégorie des Wasselines (les privilégiés) ne reconnaît pas d’appartenance religieuse, nationale ou autre, le roman l’a montré à travers des personnages appartenant à des milieux divers, reliés par leurs intérêts et leur pratique de la corruption.
La terreur a marqué la fiction aussi bien que la réalité. (Photo : AFP)
— Saïd est vu comme l’un des plus beaux personnages du roman, c’est le voisin du personnage principal féminin, réputé pour ses anecdotes et ses histoires fantasmagoriques. Il sort tellement du commun que les gens du quartier l’ont pris pour un fou. Sa mort subite va-t-elle de pair avec sa nature nihiliste ou avec la pureté qui guidait son comportement ?
— Sa mort, comme la disparition de beaucoup d’autres qui lui ressemblent, dans l’enfer syrien, s’est reproduite dans la frénésie bouillante de la mobilisation idéologique et sectaire. C’est triste et dangereux, mais c’est la réalité. Dans cette dernière crise, il y avait un objectif qui prenait le dessus : tromper les consciences, tuer la raison et créer des sociétés obéissantes dans lesquelles il n’y a pas de place pour ceux qui s’écartent de l’ordinaire ou présentent une opinion contraire à ce qu’avancent les autorités. Nous n’avons pas mené à bien notre révolution sociale. La tyrannie s’est répandue sous diverses formes et dans toutes les régions, et la mort de Saïd était un résultat normal, voire prévisible.
— Les personnages qui soutiennent le plus Zizafoon sont ceux qui ont été marginalisés et stigmatisés comme étant soit stupide (Mounir), soit fou (Saïd) …
— Mounir n’est pas stupide, c’est une personne qui possède des caractéristiques particulières, peut-être semblables à celles des personnes atteintes d’un degré d’autisme. Ces personnes ne peuvent pas être qualifiées de stupides, mais elles ont des difficultés avec les émotions, l’expression de soi et l’interaction avec les autres. Quant à Saïd, il n’est pas fou, mais il est considéré ainsi par son entourage parce qu’il adoptait un comportement peu ordinaire. Les deux personnages représentent la voix de la raison et de la conscience, ce sont les deux premières victimes du système.
Bio Express
Sawsan Gamil Hassan est une médecin syrienne née à Damas, en 1957. Elle réside actuellement à Berlin. Avant Ismi Zizafoon (je m’appelle Zizafoon), sorti en 2022 aux éditions Dar Rabiaa, elle a déjà écrit six romans, dont Harir Al-Zalam (la soie du noir, 2008), Alf Leila fi Leila (mille nuits en une, 2010). En 2020, elle obtient une bourse de résidence d’écrivain du ministère allemand de la Culture. La bourse est offerte aux écrivains qui écrivent dans des langues autres que l’allemand, et elle a été la seule à écrire en arabe.
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