Samedi, 18 janvier 2025
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Ahmed Youssef : La région est ouverte à de nombreux scénarios effrayants

Ola Hamdi , Mercredi, 18 décembre 2024

Ahmed Youssef, professeur de sciences politiques à l’Université du Caire, revient sur le concept du nouveau Moyen-Orient et les tentatives israéliennes de remodeler les rapports de force dans la région.

Ahmed Youssef

Al-Ahram Hebdo : A chaque nouvelle crise régionale, Netanyahu répète qu’Israël est sur le point de changer la carte du Moyen-Orient. Quelles sont les caractéristiques de cette transformation qu’il envisage ?

Ahmed Youssef : L’idée d’un nouveau Moyen-Orient n’est pas une nouveauté. Elle n’est pas non plus liée à Netanyahu. Il s’agit plutôt d’une vision occidentale mise en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale pour remodeler l’équilibre des forces dans la région en fonction des intérêts occidentaux. Les tentatives dans ce sens sont multiples, à commencer par le projet de leadership américain du Moyen-Orient initié au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, puis le Pacte de Bagdad en 1955 et la doctrine Eisenhower en 1957, pour arriver ensuite aux idées présentées par l’ancien ministre israélien des Affaires étrangères, Shimon Pérès, sur un Moyen-Orient dans lequel la technologie israélienne se mêle à l’argent du Golfe et à la main-d’oeuvre arabe, etc. Ces idées ont reçu un élan après les accords d’Oslo de 1993 et les projets économiques pour le Moyen-Orient, un autre élan avec l’invasion américaine de l’Iraq en 2003 et les idées de George W. Bush sur un nouveau Moyen-Orient, pour arriver à Trump et son projet de l’OTAN arabe stipulée lors du Sommet islamique arabo-américain de Riyad en 2017. Cependant, tous ces projets ont échoué, soit à cause de la forte montée panarabe dans les années 1950 et jusqu’à la guerre de 1967, soit parce que le projet du Moyen-Orient était à l’origine une idée sans fondement, ce qui signifie qu’il ne propose pas d’identité pour le Moyen-Orient ni de lien entre ses pays disparates. Par exemple, qu’est-ce qui rassemble Israël, l’Iran et la Turquie ?

— Comment Israël oeuvre-t-il à changer la réalité stratégique de la région ?

— Après l’opération Déluge d’Al-Aqsa, Netanyahu a clairement affirmé que les représailles israéliennes changeraient la face du Moyen-Orient. Tout au long de l’année qui a suivi, cela paraissait invraisemblable. Il n’est parvenu à obtenir aucun changement significatif, que ce soit à Gaza ou au Liban. La situation a pris un tournant depuis la fin du mois de septembre, avec les frappes dirigées contre le Hezbollah au Liban, ciblant ses infrastructures et ses dirigeants, notamment l’assassinat de Hassan Nasrallah. Malgré cela, la résistance a tenu bon et est parvenue à conclure un accord équilibré de cessez-le-feu. Mais l’événement qui a radicalement changé la donne a été la chute du régime de Bachar Al-Assad en Syrie, qui a conduit à briser le cercle par lequel l’Iran soutient le Hezbollah. De même, la sortie de l’Iran de Syrie représente un coup dur pour l’influence iranienne dans la région.

Malheureusement, les évolutions survenues après la chute du régime d’Al-Assad, la destruction de la force militaire syrienne et l’occupation par Israël de davantage de terres syriennes suggèrent pour la première fois que le Moyen-Orient envisagé par Netanyahou pourrait se concrétiser, en particulier avec la coordination croissante entre Israël et la Turquie.

— Lors de son discours devant l’Assemblée générale des Nations-Unies en septembre dernier, Netanyahu a présenté une carte comprenant des zones qu’il qualifie de « maudites » et qui incluent l’Iran et ses alliés dans la région. Israël oeuvre avant tout à limiter l’influence iranienne dans la région. Est-ce un pari gagné ?

— L’essence de ce concept, à mon avis, est le remodelage de l’équilibre des pouvoirs. Nous avons récemment vu les déclarations du conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, selon lesquelles la situation dans la région a radicalement changé en faveur d’Israël et que l’Iran a été considérablement affaibli. Aujourd’hui, l’Iran a perdu son bras le plus important dans la région, à savoir le régime syrien, grâce auquel l’Iran a pu soutenir le Hezbollah. L’on s’inquiète désormais du sort de ce qui se passe en Iraq et de ce qui pourrait arriver aux Houthis au Yémen. Les récents développements indiquent effectivement qu’Israël a commencé à modifier l’équilibre des forces au Moyen-Orient. Ce succès pourrait être complété par ce que Trump peut ajouter à la force d’Israël après son arrivée à la Maison Blanche.


(Photo : AFP)

— Quelles sont donc les possibles évolutions de la confrontation entre l’Iran et Israël dans la période à venir ?

— L’influence de l’Iran dans la région s’est considérablement amenuisée ces derniers mois, alors que l’influence du Hezbollah au Liban a diminué suite à l’élimination du régime syrien, l’un de ses principaux soutiens. Ce sont les deux composantes les plus importantes de l’influence iranienne et plus importantes que l’Iraq et les Houthis au Yémen. La question qui se pose alors : est-ce que ce déclin signifie que l’Iran a définitivement perdu sa bataille pour être un acteur influent dans la région ? Je pense que la capacité de l’Iran à regagner son influence dépend de la force de son régime interne. S’il peut survivre, il est susceptible de reconstruire son influence, en particulier à la lumière de son dossier nucléaire.

Et si le régime iranien souffrait d’une faiblesse interne ? La manière dont le régime syrien s’est effondré soulève des questions. Peut-on imaginer un scénario similaire pour l’Iran, un pays qui a souvent connu des soulèvements populaires et qui dispose pourtant d’institutions fortes, comme c’était le cas en Syrie ? Si le régime iranien parvient à maintenir sa force, l’Iran restera un acteur majeur dans les conflits de la région, bien qu’avec des tactiques différentes.

— Israël n’a pas caché son intention d’effacer la Palestine de la carte et d’annexer la Cisjordanie qui est actuellement le théâtre de la plus grande invasion militaire israélienne. Va-t-il passer à l’acte ?

— Il est très probable qu’Israël cherche à annexer la Cisjordanie, mais l’écart entre le désir et la réalisation est important. L’annexion de la Cisjordanie aggraverait les crises internes d’Israël et provoquerait une indignation internationale généralisée non seulement de la part des Etats-Unis, mais aussi de nombreux pays et organisations internationales.

Le plus important est que l’annexion de la Cisjordanie recentre l’attention sur le coeur de la question palestinienne, à savoir la colonisation et l’occupation. Cela alimentera la résistance palestinienne, même si cela prendra beaucoup de temps, ce qui signifie que le succès d’Israël n’est pas garanti.

A mon avis, la guerre contre Gaza, qui dure depuis 14 mois, n’a pas encore dit son dernier mot. Elle aura des effets profonds sur la société israélienne et l’opinion publique internationale. Nous avons déjà commencé à observer un déclin du soutien à Israël, en particulier après ses récentes actions telles que la destruction de la puissance militaire de la Syrie et l’occupation d’un plus grand nombre de territoires. Ces actions peuvent renforcer le pouvoir d’Israël à court terme, mais elles révèlent la véritable nature d’une entité qui est devenue une menace pour la sécurité arabe et régionale. En résumé, Israël pourra peut-être annexer temporairement la Cisjordanie, mais à moyen terme, il se dirige vers un avenir plein de défis et de crises.

— Redessiner la carte du Moyen-Orient était parmi les objectifs américains après le 11 septembre 2001. Dans quelle mesure l’Administration Trump contribuera-t-elle à le faire, surtout après ses déclarations selon lesquelles la superficie d’Israël est trop petite et doit être élargie ?

— Comme Trump l’a fait lors de son premier mandat en reconnaissant Jérusalem comme capitale d’Israël, en y transférant l’ambassade américaine, en reconnaissant la légitimité des colonies, il est probable qu’il réitère des démarches similaires lors de son second mandat. Cependant, chaque action entraîne une réaction, et des décisions aussi extrêmes ne manqueront pas de provoquer des réactions palestiniennes, arabes et internationales. Le succès des politiques de Trump en faveur d’Israël dépendra de la force de ces réactions et de la manière dont l’Administration américaine les traitera. Il convient de noter que Trump n’a pas réussi, au cours de son premier mandat, à faire adopter le « Deal du siècle », qui présentait une vision vague de la résolution de la question palestinienne. Rien n’indique que ses idées fonctionneront cette fois-ci.

— Finalement, dans le cadre de la carte israélienne, quel est le nouveau front de conflit après la Syrie ?

— L’enjeu de ce qui s’est passé en Syrie est double : quel est l’avenir de ce courant que je ne qualifierai pas d’islamique dans la région, et sommes-nous sur le point d’entrer dans une nouvelle ère où de nouveaux califats islamiques émergeront dans plusieurs pays arabes ? Nous avons historiquement vu comment l’émergence d’organisations extrémistes telles que Daech en Iraq et en Syrie a engendré des tentatives similaires en Libye, au Liban et dans le Sinaï, qui ont échoué. La question est désormais la suivante : les événements en Syrie se limiteront-ils à ses frontières ou encourageront-ils d’autres groupes extrémistes à faire de même ? Quant à Israël, il a exploité la situation turbulente de la région pour renforcer sa position, faisant craindre qu’il n’étende son activité agressive à d’autres régions, comme le Yémen, après la Syrie. La région est donc ouverte à de nombreux scénarios effrayants.

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