Du « Grand Moyen-Orient » au « Nouveau Moyen-Orient », les plans, anciens ou récents, visant à fragiliser et diviser la région persistent. De Gaza à la Syrie en passant par la Cisjordanie, le Liban et le Yémen, les opérations militaires israéliennes ne cessent de s’étendre. Israël cherche à imposer par la force une nouvelle configuration régionale en remodelant la géographie et l’équilibre des forces. Une carte qui se dessine sur les ruines de guerres, de génocides et d’occupations accrues des terres arabes. « Un nouveau chapitre s’est ouvert au Moyen-Orient », a déclaré le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, immédiatement après la chute du régime de Bachar Al-Assad en Syrie. « La chute de Bachar Al-Assad est le résultat direct des coups durs que nous avons portés au Hamas, au Hezbollah et à l’Iran. J’avais dit que nous changerions le visage du Moyen-Orient, et c’est ce qui est en train de se produire », affirme-t-il.
Avec plus de 500 raids aériens sur la Syrie en une semaine, l’armée de l’occupation israélienne tente de détruire toutes les capacités militaires de l’armée syrienne. Sur le terrain, Israël tente d’exploiter le changement géopolitique pour occuper de nouveaux territoires syriens, en renforçant son emprise « pour l’éternité » sur la zone tampon et en approuvant un plan d’expansion massive des colonies sur le plateau du Golan, afin de doubler la population israélienne sur place. L’Egypte, comme de nombreux pays à travers le monde, a condamné ces mesures israéliennes en violation flagrante du droit international ; elles reflètent, selon le communiqué du ministère égyptien des Affaires étrangères, « la détermination d’Israël à violer la souveraineté syrienne et à imposer une réalité politique nouvelle dans la région ».
Mais au-delà des offensives israéliennes, la question qui se pose est de savoir quel est le plan de Netanyahu pour changer le Moyen-Orient ou pour créer un nouveau Moyen-Orient, pour reprendre ses propres mots. Et conformément à cette stratégie, quelle sera la prochaine cible après la Syrie : le Yémen ou l’Iraq ?
Une carte, deux blocs
En effet, à chaque escalade du conflit au Moyen-Orient, Netanyahu ne cache pas ses intentions de mettre en oeuvre « un plan systématique pour transformer la réalité stratégique du Moyen-Orient ». Dans son discours devant l’Assemblée générale des Nations-Unies le 27 septembre 2024, Netanyahu a révélé les contours de son plan en présentant une carte du Moyen-Orient divisée en deux blocs : le premier, coloré en vert, qu’il a appelé « l’axe de la bénédiction », comprenant Israël et les pays soi-disant « modérés ». Sur cette carte, toute la Palestine historique apparaît en noir, sans aucune référence à la Cisjordanie, à Gaza ou à Jérusalem-Est. Le second bloc, en noir, symbolise ce qu’il a appelé « l’axe de la malédiction ou de la colère », et comprend les pays de ce qu’on appelle « l’axe de la résistance », tels que l’Iran, l’Iraq, la Syrie et le Liban.
Selon les experts, le Moyen-Orient est à l’aube de profondes mutations politiques, rappelant la période précédant l’accord Sykes-Picot de 1916, où les grandes puissances redessinaient pour la première fois la carte de la région. En effet, le terme « Moyen-Orient » a des connotations géopolitiques. Il n’était pas utilisé dans les années 1950 et 1970 en Egypte et dans la plupart des pays arabes. Les expressions « la patrie arabe » ou « le monde arabe » étaient plus courantes.
La théorie du « Nouveau Moyen-Orient », ou « la balkanisation du Moyen-Orient » est posée en 1979 par Bernard Lewis, qui était à l’époque le consultant au Conseil de sécurité nationale des Etats-Unis (NSC). Selon Lewis, les grands pays du Moyen-Orient doivent être divisés en pays plus petits, moins puissants et au service des intérêts de l’Occident. Suite à la signature des accords d’Oslo entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine en 1993, Shimon Peres a présenté dans son ouvrage intitulé Le Nouveau Moyen-Orient sa vision. Une vision où « Israël serait au coeur, moteur, guide et leader », selon ses propres termes. C’est pourquoi il ne faut permettre à aucun autre pays de la région de jouer ce rôle.
Des contours flous
La vision stratégique d’Israël pour transformer la région repose sur deux dimensions. C’est ce qu’explique Mohamed Abdel-Razek, expert des affaires régionales au Centre de la pensée et des études stratégiques (ECSS). « La première, existentielle, est liée à ce qu’on appelle le Grand Israël géographique, visant à étendre ses frontières pour assurer sa pérennité. La seconde, plus virtuelle, vise à renforcer son influence dans son environnement régional. Elle se manifeste par la réduction de l’influence iranienne, considérée comme la principale menace pour la sécurité d’Israël, en plus de poursuivre son intégration dans la région arabe, de renforcer sa supériorité militaire et économique et de remodeler les cartes des alliances », explique-t-il.
Pour l’expert, Israël cherche aujourd’hui à atteindre cet objectif par « des actions militaires directes, s’appuyant sur les résultats de ses opérations militaires depuis le 7 octobre 2023, qui ont presque anéanti les capacités militaires du Hamas et affaibli les capacités militaires et stratégiques du Hezbollah ». Et d’ajouter : « Globalement, le Nouveau Moyen-Orient, du point de vue d’Israël, est un Moyen-Orient en proie à des conflits sectaires et ethniques. Ce qui lui permet d’exploiter les divisions pour s’étendre, se développer et exercer une hégémonie géographique, politique et militaire ».
Avis partagé par Mohab Adel, chercheur au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques (CEPS) d’Al-Ahram, qui explique que pour Israël, « les manoeuvres politiques se sont révélées insuffisantes pour concrétiser ses projets de normalisation avec les Etats arabes. C’est pourquoi il s’est alors tourné vers la force militaire, en ouvrant de nouveaux fronts de conflit avec ses voisins. L’objectif ? Imposer sa vision par la force plutôt que par les négociations politiques qui, selon lui, l’obligeraient à faire des concessions incompatibles avec son ambition d’hégémonie régionale. Ainsi, Israël cherche à ancrer une équation simple : la paix contre la paix, et non la paix contre la terre ».
Pour Mohab Adel, « les récentes actions israéliennes, notamment la pénétration terrestre d’environ 25 kilomètres au sud-ouest de Damas, l’annonce de l’occupation du mont Jabal El-Sheikh et le maintien d’une zone tampon, ainsi que les mouvements précédents à la frontière libanaise, reflètent une vision conforme aux narratifs bibliques liés à la Terre promise ». Et d’ajouter que les architectes de la sécurité nationale israélienne ont toujours insisté sur la nécessité de maintenir des « frontières défendables », notamment en Cisjordanie et sur le plateau du Golan. Cette vision a été clairement exprimée par Netanyahu en juin 2009, lors de son discours à l’Université Bar-Ilan, où il a souligné qu’« Israël a besoin de frontières défendables ». Le général de division à la retraite Shalom Yanai, ancien chef du département de planification de l’armée israélienne, a également déclaré que « malgré les progrès technologiques des systèmes de défense et de guerre modernes, le contrôle des hauteurs reste un élément essentiel de la doctrine militaire fondamentale ». En plus, les principes directeurs de la stratégie de sécurité nationale israélienne, élaborés par l’ancien chef d’état-major et membre du Conseil de guerre Gadi Eisenkot en septembre 2019, soulignent que « la carte des menaces auxquelles Israël est confronté accroît l’importance des territoires à l’ère actuelle. Par conséquent, il est essentiel de garantir qu’Israël exerce lui-même un contrôle total sur son environnement stratégique actuel, y compris la vallée du Jourdain en tant que périphérie extérieure de la Cisjordanie ».
Les Etats-Unis en arrière-plan
En effet, Israël ne pouvait défier le droit international et tracer ces cartes qu’avec l’accord des Etats-Unis. Selon Abdel-Razek, Israël n’aurait pas révélé ses plans et ses objectifs secrets s’il n’avait pas senti que les conditions étaient mûres et qu’il était capable d’ouvrir six fronts de guerre, grâce au soutien inconditionnel des Etats-Unis et à l’impuissance du Conseil de sécurité. « Lorsque vous regardez une carte du Moyen-Orient, Israël est très petit par rapport à la taille de ses voisins », a déclaré Donald Trump en août dernier, en utilisant son poing pour l’indiquer. Il a ajouté qu’il demandait toujours « s’il y avait un moyen pour eux d’en avoir plus … C’est tellement petit ». Cette déclaration a été interprétée par les médias israéliens comme un moyen de tenter d’étendre les frontières d’Israël. Selon beaucoup d’observateurs, Il faut prendre au sérieux les déclarations de Trump, car elles reflètent la réalité du projet sioniste américain. Ce qui inquiète également ce sont les nominations dans son Administration à venir : notamment Mike Huckabee comme ambassadeur des Etats-Unis en Israël, un homme qui considère que l’annexion de la Cisjordanie est un droit d’Israël, l’homme d’affaires juif et magnat de l’immobilier Steve Witkoff comme envoyé pour le Moyen-Orient, et Elise Stefanik comme représentante des Etats-Unis aux Nations-Unies. Tous les trois reflètent une partie de sa vision du Moyen-Orient, qui repose sur un soutien accru à Israël et une tendance claire à son expansion aux dépens des territoires palestiniens.
Selon Abdel-Razek, « la prochaine étape d’Israël reposera sur la coordination avec la nouvelle Administration américaine. Il est donc prévu que Trump annoncera officiellement l’annexion du plateau du Golan à Israël et reconnaîtra la souveraineté d’Israël sur la vallée du Jourdain, soit environ 30 % de la Cisjordanie, tout en donnant carte blanche à Israël pour affronter l’Iran et ses mandataires. Ce qui pourrait inclure des attaques israéliennes contre les Houthis au Yémen et les factions armées en Iraq, ainsi que la possibilité d’une attaque directe plus puissante et destructrice contre l’Iran, pouvant cibler ses installations nucléaires ».
Un plan dangereux mais limité
Mais le Nouveau Moyen-Orient qu’Israël cherche à construire est-il un projet applicable ? Tant qu’il y aura une occupation et un déni des droits des peuples, la résistance continuera, même si elle s’apaise parfois. Selon Khaldoun Al-Barghouty, expert palestinien, « après les événements en Syrie, nous devrons peut-être redéfinir l’axe de la résistance. Mais globalement, et d’après mon suivi attentif de la perspective sécuritaire et militaire israélienne, une guerre sur plusieurs fronts et de longue durée, c’est une guerre d’usure qui dépasse les capacités d’Israël. Même s’il a remporté des succès lors de la confrontation récente, le coût de cette confrontation est très élevé et s’accumule au détriment des intérêts d’Israël sur les plans militaire, politique, judiciaire, économique et social. Cela aura de grandes répercussions internes, et nous avons déjà vu les répercussions externes : des mandats d’arrêt contre Netanyahu et Gallant, et peut-être des mandats d’arrêt secrets contre les dirigeants du système militaire et de sécurité en Israël ».
Pour autant, la succession de crises démontre que la région du Moyen-Orient traverse une phase charnière et décisive de son histoire depuis l’opération Déluge d’Al-Aqsa du 7 octobre 2023. Il est désormais largement admis parmi les chercheurs que les équilibres politiques et stratégiques dans la région ne retrouveront pas leur état d’avant. Mais « la réalisation des ambitions et des plans d’expansion de Netanyahu dépend de la capacité de la région à les repousser. Malheureusement, jusqu’à présent sur la scène arabe, une vision commune pour gérer les événements dans la région fait toujours défaut », souligne Ahmed Youssef, professeur de sciences politiques à l’Université du Caire. Et de conclure : « Il est nécessaire de mettre en place un projet arabe global pour faire face aux plans élaborés pour la région à tous les niveaux, en insistant sur la nécessité d’une carte du Moyen-Orient telle que nous la concevons, basée sur notre vision politique et historique, fondée sur des données économiques, politiques, sécuritaires et culturelles communes. Une position arabe commune est également nécessaire pour réintégrer la Syrie dans le monde arabe et assurer un processus de transition loin du spectre de l’extrémisme et de la division ».
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